Claude de Vaudrey, sire de l'Aigle, passe pour le chevalier le plus brave qu'on ait jamais vu en Franche-Comté. Sa gloire sera éternellement en honneur parmi nous. Maints chants et maints récits ont été faits pour célébrer ses exploits, et il faudrait un volume si l'on voulait raconter tous les brillants faits d'armes de messire Claude et des douze Vaudrey.
Quand le pays fut délivré de ses ennemis (les Français et Louis XI), grâce à la valeur extraordinaire de messire Claude, ce chevalier alla se reposer dans son château de l'Aigle, situé sur sa cime des rochers qui s'élèvent au-dessus du lac de Bonlieu. On dit que dans ce manoir retiré et solitaire, le brave Vaudrey reçut la visite de Mars et de Pallas, conduisant avec eux une dame merveilleusement belle, la fée Burgundia, surnommée la Géante aux blonds cheveux. Après quelques compliments de la dame à Vaudrey sur sa belle conduite pendant la guerre, le dieu des batailles et la déesse des prouesses dirent au chevalier « Nous te faisons commandement que jamais tu ne t'asseoies à table, jamais tu ne baises dame ou demoiselle, jamais ne voies en guerre armes de blanc harnois ou autrement; et de plus, nous te défendons de faire aucun serment de servir prince ou princesse, jusqu'à ce que tu aies fait arme, combattu à outrance et fait rendre ou être rendu toi-même au plus preux, vertueux et vaillant chevalier du monde. »
Pendant douze nuits de mardi consécutives, Claude de Vaudrey reçut la même visite et le même ordre. A la douzième nuit, sans doute pour convaincre le chevalier que ce n'était pas une vaine vision, Burgundia enferra Vaudrey d'un fer d'or. Celui-ci, craignant qu'une apparition aussi étrange ne fut l'effet d'un prestige du démon, ne sut trop à quoi s'arrêter, jusqu'à ce que raison et entendement lui eurent dit : Tu le dois faire, non pas pour ajouter foi aux dieux et aux déesses, mais parce que Dieu seul inspire les gens ainsi qu'il lui plaît, et souventes fois par diverses inspirations. (Jehan, 13, spiritus ubi vult spirat).
Alors Vaudrey, suivi de son écuyer et de son page, se mit à parcourir le monde, défiant partout les plus braves et dressant des tournois d'où il sortait toujours vainqueur, et cela, avec tant de gloire, que dans la chrétienté tout entière il n'était bruit que du coup de lance de Vaudrey. Lorsqu'il eût visité successivement plusieurs cours des plus brillantes, il se rendit auprès de l'empereur Maximilien, à Anvers, où il entra en champ clos et vainquit, dans la plus grande joute d'armes que l'on eût jamais vue, les douze plus braves chevaliers de l'empereur. Celui-ci voulut à son tour se mesurer avec Vaudrey; ce pourquoi messire Claude se trouva enfin allégé, car, en vertu et en vaillance, aucun chevalier n'aurait pu se vanter de surpasser Maximilien d'Autriche, dit Cœur d'acier.
Comblé d'honneurs et de louanges, et quitte de son vœu envers sa dame, messire Claude prit congé de l'empereur et des princes, et regagna son pays, comptant bien désormais vivre en paix dans son manoir de l'Aigle. Mais il lui restait à parfaire un dernier exploit plus étonnant que tous ceux qu'il eut encore exécutés. Comme il traversait la grande forêt de Chaux, dans le dessein d'aller coucher ce soir-là au château de Vaudrey, il s'éleva un orage épouvantable. Le tonnerre éclata sur le chevalier, tua son écuyer et brisa la chaîne que son page portait au cou. Vaudrey resta ferme sur son étrier, et dit à son page de recueillir les anneaux de sa chaîne, ce que le jeune homme, qui était de la famille de son maître, fit en vrai Vaudrey, c'est-à-dire avec un cœur exempt de toute crainte, tandis que le chevalier lançait son gant en l'air, comme pour défier le tonnerre qui avait voulu le frapper. Mais, presque aussitôt, il aperçut venir à lui un chevalier noir armé de toutes pièces, et si oultrageusement épouvantable, qu'il crut que c'était l'ennemy, d'autant que, regardant autour de lui dans la forêt, il vit partout un grand nombre d'esprits tout noirs. Claude de Vaudrey ne s'effraya point; mais prenant sa lance, il vint contre le cavalier d'enfer et le cavalier noir contre lui, et pour se joindre, ils firent de si durs coups, que le feu tressaillant dans leurs écus, leurs lances furent rompues en pièces, et néanmoins ils ne se purent abattre par terre. A défaut de leurs lances rompues, ils prirent leurs épées et se baillèrent tant de coups l'un à l'autre qu'ils en furent tout étourdis. Vaudrey frappait de toute sa force sur le cavalier noir, mais voyant qu'il ne le pouvait endommager, il pensa qu'il avait fait forger ses armes dans l'enfer, et jamais il ne l'eût vaincu, s'il ne se fut servi du pommeau de son épée, en laquelle étaient enchassées plusieurs dignes reliques. Mais aussitôt que le cavalier noir sentit tomber sur son heaume le pommeau de l'épée de Vaudrey, ses armes se brisèrent, et il se prit à fuir en s'écriant que des plaies qui venaient de lui être faites, nul ne pourrait le guérir.
Après tant de fatigues, Claude de Vaudrey se coucha au pied d'un arbre et s'endormit. Pendant son sommeil, dame Burgundia qui l'avait protégé dans son combat avec le diable, le fit, dit-on, enlever par ses serviteurs et transporter dans le palais merveilleux qu'elle habite au sein même du mont Jura. Aussi, est-on persuadé que messire Claude de Vaudrey n'est pas mort; on l'a même revu depuis plusieurs fois, chevauchant dans les airs au-dessus du lac de Bonlieu, armé comme autrefois de pied en cap, et tenant de la main droite son épée nue, dont il semble encore diriger la pointe du côté de la France.