Détachons une jolie page des annales de Charmey. Au-delà de ce village si poétiquement installé dans la vallée du même nom, de vastes prairies en marais s'étendent entre la Tzintre et le Pont-du-Roc. On les appelle les Bourliandés, nom que les philologues de Germanie font dériver du mot grec rizotoméo, qui veut dire herboriser.
Sur le déclin de l'automne, après que les riches troupeaux sont descendus de la montagne, on conduit dans ces domaines quelques chevaux pour brouter la dernière herbe. Jeunes ou vieux, ces coursiers s'y plaisaient autrefois beaucoup; ils y devenaient d'une gentillesse si rare qu'un beau matin un esprit — en chair et en os – leur demanda la faveur de goûter les charmes de leur société. D'où venait-il ? Quel était le roman de sa vie passée ? A quelle race d'êtres surnaturels appartenait-il ? Autant de secrets qu'il confia peut-être à ses nouveaux compagnons, mais que ceux-ci n'ont point voulu livrer aux indiscrétions des humains. Elégant, vif, agile, toujours en éveil, bien dressé sur ses quatre pieds, il eût obtenu le premier prix dans tous les concours hippiques. Zavudschaou – ainsi le nomma l'admiration populaire – ne semblait point venir de l'autre monde. Apprivoisé et intelligent, aimable et complaisant, il s'intéressait au sort du voyageur égaré ou de l'armailli tardif à rentrer de la foire de Bulle ou de Bellegarde. Au milieu des ombres de la nuit, il hennissait gaîment, s'approchait poliment du passant étonné et paraissait l'inviter à monter. Quand ce service gracieusement offert était accepté, il s'élançait d'un bond dans le ruisseau voisin et nageait en amont avec autant d'adresse que d'agilité. Souvent la Jogne, grossie et tumultueuse, s'efforçait de rejeter sur la rive ce plongeur importun, mais celui-ci ne s'en souciait guère. Le cavalier, au contraire, se repentait bien vite de son imprudence. Parfois, dans une course précipitée et pleine de périls, il s'évanouissait, et on le retrouvait le lendemain, sur le bord de la rivière, défaillant, exténué, à demi-mort, ce qui prouve la fragilité de notre espèce et non point quelque méchante ruse de la part de l'audacieux animal. Parfois aussi, emporté avec trop d'impétuosité, le pauvre homme invoquait son patron ou bien saint Philippe, apôtre, et aussitôt l'intelligente bête, domptée par une force supérieure, déposait doucement son fardeau dans la prairie voisine et disparaissait soudain en jetant dans les airs un hennissement plaintif.
Ajoutons, au risque d'attrister nos lecteurs, que le fameux Zavudschaou a disparu, depuis longtemps, du théâtre de ses exploits; seuls les vieillards se souviennent encore de leurs grands-pères qui avaient appris toute cette histoire de la bouche de leurs ancêtres. On suppose que cet être mystérieux ne s'est plus trouvé à son aise depuis que la contrée qui s'étend de Charmey à Bellegarde a été parsemée de chapelles et d'oratoires. Sans doute, il aura jugé à propos de se réfugier dans la grotte voisine du Pont-du-Roc. Si l'on pratiquait des fouilles, on y découvrirait peut-être son hideux squelette et ses fers à cheval sortis de l'atelier bien achalandé du Maréchal-ferrant.


