Lorsque les bandes gauloises ravagèrent l'Ionie, il arriva un jour qu'elles tombèrent à l'improviste, dans un temple, voisin de la ville de Milet, juste au moment où personne ne s'y attendait.
C'est au point, qu'on y célébrait une grande cérémonie religieuse, et, que les femmes de la haute société y étaient toutes réunies, parées de leurs plus beaux habits et portant leurs plus riches bijoux.
Ces femmes furent faites prisonnières; elles devinrent naturellement la propriété des vainqueurs, qui, les gardèrent ou les vendirent suivant leur impression du moment et les hasards de la campagne.
Une d'elles, du nom d'Érippe, qui était fort belle et qui d'ailleurs était l'épouse d'un des plus notables habitants de Milet, plût au guerrier auquel elle échût, de sorte qu'il résolut d'en faire sa femme.
Comme la campagne tirait à sa fin, et comme il avait récolté déjà une riche part, de butin, il se mit, sans tarder, en devoir de rentrer dans son pays.
Voilà donc notre Gaulois de retour dans ses montagnes, en possession d'un riche pécule et d'une jolie femme. Il s'installe dans une vallée plantureuse, et se dispose à y passer tranquillement le restant de ses jours.
Il est probable qu'il était débonnaire de caractère et qu'Érippe s'accommoda très bien de sa nouvelle condition, car, comme on va le voir, elle n'envisageait pas son retour à Milet, auprès de son premier mari, comme le comble de ses plus ardents désirs.
En revanche, l'habitant de Milet, qui avait perdu, ainsi, sa femme, et qui s'appelait Xanthus, fut désolé; et, comme son amour était grand, il résolut de faire tout au monde pour la racheter.
Ce Xanthus se mit donc sans retard en mesure de recueillir tout l'or qu'il pouvait posséder, puis chercha à traiter avec les Gaulois, Apprenant que le ravisseur de sa femme était rentré dans ses foyers, il n'hésita pas à entreprendre un long et périlleux voyage, pour tâcher de le rejoindre, et lui offrir de la racheter.
Xanthus n'arriva en Celtique, après avoir couru mille dangers, que plusieurs mois après son départ de Milet; aussi Érippe s'était déjà habituée à son nouveau genre de vie; elle avait pris de nouvelles habitudes.
Lorsqu'il se présenta dans la demeure du Gaulois, celui-ci était absent, de sorte que c'est sa propre femme, devenue la femme du ravisseur, qu'il rencontra tout d'abord.
Je laisse à penser si son bonheur fut grand; il lui fit mille questions, naturellement; et lui apprit qu'il venait avec de l'or, en vue de la racheter, pour la ramener dans son pays, où l'attendaient ses parents, et où elle avait laissé un enfant en bas âge.
Lorsque le Gaulois rentra à la maison, il trouva le Milésien, que sa femme lui présenta. Celui-ci lui raconta comment dans le désir de racheter son épouse, il avait entrepris ce long et périlleux voyage.
Notre Gaulois avait des sentiments généreux; il fut touché d'une pareille action, de sorte qu'il accueillit avec bienveillance l'étranger. Il lui dit que, désormais, il pouvait se considérer comme son hôte, ce qui signifiait, a priori, qu'il était disposé à lui accorder sa demande.
Comme notre Gaulois aimait, quelque peu, le faste et l'ostentation, il ne voulut pas traiter de suite de la question du rachat; il donna des ordres pour qu'on préparât un festin auquel il convia tous ses amis.
Au jour fixé, on fit un superbe repas dans sa maison. Tous les notables de l'endroit y assistaient. A la place d'honneur, il avait mis le Milésien.
Le repas fut gai sans dépasser les bornes d'une tempérance convenable, et au moment psychologique le Gaulois, s'adressant à son hôte, lui dit, en lui présentant sa femme :
« Voilà votre épouse, qui était ma captive et que vous désirez racheter. — J'accepte votre proposition. — Dites-moi seulement le prix que vous m'en donnerez; prix qui doit être élevé, vous en conviendrez vous-même, car vous savez que je l'aime et que je l'avais déjà prise pour femme. Mais il est juste que vous puissiez la ravoir, si vous acceptez de faire le plus grand sacrifice possible à votre bourse.
Le mari répartit aussitôt : — «Lorsque ma femme m'a été ravie par les hasards de la guerre, je me suis mis en mesure de chercher tout l'argent que je pouvais me procurer pour la racheter. J'ai réussi à grand'peine, mais enfin j'ai réussi, à ramasser mille pièces d'or. Les voici, prenez-les toutes, jusqu'à la dernière.
Quant à moi, je serai encore votre obligé, si vous me permettez, après avoir reçu toute ma fortune, de m'en retourner avec elle. Je serai désormais pauvre, mais je serai heureux d'être de nouveau en possession de l'épouse que j'aime éperdument, et dont j'ai un fils, qui sans elle, serait orphelin à Milet. »
Le Gaulois voulant faire grandement les choses, et donner une preuve de sa munificence, répondit au mari :
– « Voyons; dans cette affaire, il y a quatre intéressés, n'est-ce pas?
Moi d'abord, le vainqueur et le possesseur de la femme. La femme, qui est ma propriété, tout en étant votre épouse. « Vous-même, qui aimez tellement votre femme, que vous vous êtes exposé aux plus grands dangers pour la ravoir. Car non-seulement vous avez couru le risque d'être dévalisé en route, mais encore j'aurais pu vous refuser le rachat. Enfin, il y a votre fils, que je ne connais pas, mais qui doit être un bel enfant, s'il ressemble à sa mère; qui sera un homme de cœur en vous ressemblant.
– « Eh bien! partagez la somme que vous apportez en quatre parts égales.
Une fois le partage accompli, le Gaulois en prit une part, puis rendant les trois autres au Milésien, il lui dit :
– « Me voici désintéressé de mon côté; et par ailleurs, voilà les trois parts qui reviennent à vous, à votre femme et à votre enfant. Emportez-les; de cette manière tout le monde sera content. »
On juge de l'impression que cela produisit sur tout le monde. On applaudit, et chacun se retira, le Gaulois comme les autres. Seule, la perfide Érippe ne fut pas satisfaite du résultat, mais elle eut bien soin de ne pas le laisser paraître.
Erippe avait été remise, au moment dont nous venons de parler, entre les mains de son mari. Or, dès qu'ils furent seuls, le bon Milésien laissa éclater sa joie, disant à sa femme : « Réjouissons-nous, car nous nous en sommes tirés à bien meilleur marché que ce que nous pouvions craindre.
– « En effet, continua-t-il, non-seulement je ne comptais pas qu'au lieu de mille pièces d'or il n'en voudrait garder que deux cent cinquante, mais je vous dirai que, sachant combien les Gaulois sont avares et cupides d'ordinaire, j'avais dit tout d'abord que je ne portais que mille pièces d'or, alors qu'en réalité j'étais venu avec deux mille.
C'est que je pensais qu'il me faudrait marchander, et je me proposais d'arriver, peu à peu, à augmenter la somme, de manière à l'éblouir, s'il le fallait, pour le décider. »
Erippe, qui était une perfide coquine, se dit à part elle: « Tiens, j'ai là, peut-être, un moyen de rester auprès du Gaulois que j'aime mieux que mon premier mari. Je vais habilement exciter sa cupidité pour le pousser à me garder avec lui. »
Donc, le lendemain, elle saisit le moment où elle se trouve seule avec le Gaulois, et lui dit :
– « Seigneur, vous m'avez rendue à mon premier mari, mais il faut que vous sachiez : que je vous aime plus que je ne l'aime.
Si vous vouliez me garder avec vous, vous me rendriez bien heureuse. Je dois même ajouter que vous en tireriez, en outre, un grand profit.
Si vous voulez, je vous donnerai un moyen pour me garder avec vous, et vous enrichir en même temps.
– « Tiens, repartit le Gaulois, la chose est piquante d'intérêt; dites-moi donc comment vous voudriez que je fasse.
– « Eh bien! continua la jeune femme, sachez que mon mari qui vous a dit, qu'il avait pu ramasser mille pièces d'or en vendant tous ses biens, vous a trompé; il possédait deux mille pièces, et il était décidé à vous les donner toutes, au besoin, si vous l'aviez exigé.
– « Donc il suffirait de le mener dans un endroit écarté, sous un futile prétexte. Il ne se méfie pas de vous, après la superbe marque de libéralité que vous venez de lui donner, de sorte qu'il y viendrait sans défense.
Là, vous le tueriez, nous ferions disparaître son corps, et personne ne saurait ce qu'il est devenu, tandis que je resterais, de cette manière, auprès de vous.
Je vous aurais, ainsi, apporté, en définitive, deux mille pièces d'or de dot, en outre de mon amour, dont je vous ai donné tant de preuves. »
Le Gaulois fut révolté d'une pensée aussi infâme, et au premier moment il eut envie de faire un éclat. Mais il se contint. Il ne répondit ni oui ni non, demanda à réfléchir; puis enfin dit à la femme :
– « Nous ne pourrions pas faire cela ici sans nous compromettre; aussi allons-nous employer un moyen détourné pour arriver à nos fins.
– « Nous partirons, vous, votre mari et moi. Je prendrai pour prétexte que je veux vous accompagner jusqu'aux limites de notre canton.
Puis, une fois en route, nous choisirons le moment propice et nous tuerons celui dont nous devons nous débarrasser. De cette manière, personne n'aura rien vu, et ne pourra nous dénoncer comme meurtriers.
Erippe se rendit à ces raisons, et hâta les préparatifs du départ qui put, grâce à son activité, avoir lieu peu de jours après.
Au moment du départ le Gaulois dit à Xanthus :
– « Je veux vous accompagner jusqu'à la limite de notre territoire, et ne me séparerai de vous qu'alors.
Et même je ne vous quitterai qu'après avoir fait un sacrifice. solennel aux dieux pour le bonheur de votre voyage de retour. »
Arrivés au pied des Alpes, au moment de se séparer, le Gaulois voulut offrir le sacrifice. Il prépara l'autel, le bûcher, il choisit une des plus belles chèvres du voisinage, et, au moment où il fallait l'immoler, il chargea Erippe de la maintenir immobile en tenant les cornes de ses deux mains.
Puis, faisant comme s'il se trompait, il plongea son épée dans le sein de la jeune femme, d'un mouvement si ferme et si vigoureux, qu'elle passa instantanément de vie à trépas.
On juge de la stupéfaction douloureuse de Xanthus, qui n'eut pas le temps de détourner le coup, et qui vit sa femme morte au moment où il espérait la posséder, désormais, d'une manière absolue.
Mais le Gaulois, se tournant vers lui sans colère, lui dit : « Infortuné mari, ne me maudis pas, car je n'ai pas voulu te nuire; bien au contraire, j'ai agi ainsi, dans un sentiment de sympathie pour toi.
– «Ta femme était une coquine indigne de ton amour; c'est pour la punir de son infâme désir de te voir mourir que je l'ai tuée. »
Il raconta alors à Xanthus les détails de l'aventure que nous connaissons; il lui remit les deux cent cinquante pièces d'or qu'il avait gardées jusque-là et lui dit : – « Rentre à Milet sans regrets; tu y chercheras une autre femme ayant des sentiments plus honnêtes que celle dont je viens de te débarrasser. »