Jeanne Lambert, née au hameau de Saissac, était aimée parce qu'elle était sage, admirée parce qu'elle était belle. Elle s'admirait elle-même, et sa beauté devait la perdre. Elle soupirait de n'être vêtue que de simple camelot de laine, tandis que l'or et les pierreries ruisselaient sur les robes de brocart de la vieille dame de Saissac lorsque, suivie de ses pages et de ses varlets, elle venait à l'église s'agenouiller sur un somptueux coussin de velours. Pauvre Jeanne! elle ignorait que si le cœur de la femme s'ouvre à la vanité, son ennemi le serpent veille et rôde autour d'elle.
Un jour elle avait vu dans l'église du village le jeune châtelain de Saissac. Elle n'avait pas prié; de coupables désirs étaient entrés dans son cœur. Ah! disait-elle, que me sert d'être belle pour garder des moutons!...
Alors un être de haute stature, couvert d'un habit de moine, paraît devant elle.
– Je viens exaucer ton désir, dit-il... Prends cet anneau; tu n'as qu'à prononcer les paroles gravées autour, et ce que tu auras souhaité sera accompli.
En disant ces mots, il disparaît. Jeanne, effrayée. d'abord, voit l'anneau à son doigt. Au don de cet anneau l'être mystérieux n'avait attaché aucune condition; elle le garda. Pendant huit jours, sans oser pourtant en faire usage, elle devint rêveuse et fière.
Un soir, retirée dans sa petite chambre, elle considérait son talisman et songeait. Tout à coup ses cheveux se déroulèrent comme dénoués par une main invisible; ils inondèrent son cou de leurs flots de soie.
– Comme mes cheveux sont beaux ! s'écria-t-elle. Si je le voulais, je pourrais me couronner d'un chaperon de velours, surmonté d'une couronne de comtesse. Oh! que je serais belle et que je voudrais me voir ainsi !
Et machinalement elle lut les toutes-puissantes paroles de l'anneau.
Aussitôt elle se trouva assise devant un miroir curieusement ciselé; elle se vit dans la splendeur qu'elle ambitionnait, et une voix lui disait :– Jeanne, tu es aussi belle qu'une reine.... Vois comme ces parures vont bien à ta figure, comme ces riches atours semblent faits pour toi: demande, et tout cela t'appartiendra....
Quinze jours après, dans la chapelle du château de Saissac, un vieux chapelain bénissait le mariage du jeune comte de Saissac et de la belle Jeanne.
La voilà donc comtesse; la voilà riche et parée. Mais le bonheur ne l'a pas suivie dans cette haute fortune. Gauthier de Saissac aime Jeanne avec passion; mais qu'importe à Jeanne d'être aimée ce qu'elle veut maintenant, c'est la puissance d'une châtelaine, l'obéissance de nombreux vassaux, l'admiration de hauts et puissants seigneurs. Elle est bien comtesse de Saissac, mais ce n'est qu'un titre : au vieux sire de Saissac appartient le commandement....
Quel moyen employa-t-elle pour anéantir une puissance qui lui faisait ombrage? Usa-t-elle du pouvoir de l'anneau? Nul ne le sait. On dit seulement que pendant une nuit d'orage des cris lamentables partirent de la chambre du vieux seigneur de Saissac. On accourut, il râlait l'agonie. Jeanne lui fit faire de somptueuses funérailles.
Six mois après, Jeanne voulut augmenter sa puissance. On la vit un jour richement armée et tenant à la main une masse d'armes, s'élancer légèrement sur son palefroi et s'en aller, à la tête de quatre cents hommes d'armes, à quelques-unes de ces expéditions du treizième siècle où les seigneurs puissants pillaient les seigneurs plus faibles; et elle prit goût à ces exercices.
Le jeune comte de Saissac, atteint d'une maladie de langueur, s'éteignit bientôt à travers ces mouvements, et Jeanne devint souveraine maîtresse de la châtellenie. Pour en arriver là, elle avait prononcé plus d'une fois les paroles magiques de l'anneau; mais le succès n'avait pas assouvi sa dévorante ambition. Elle entama avec le sire de Montolieu, son voisin, une question de limites, et l'envoya sommer de venir lui rendre hommage.
– Dites à la comtesse de Saissac, répondit le baron, qu'en terre de France la quenouille ne doit jamais se heurter contre l'épée.
– C'est bien, dit l'orgueilleuse châtelaine en recevant cette réponse: la quenouille de Jeanne de Saissac est plus lourde que l'épée du sire de Montolieu.
Elle arma ses vassaux, et au lieu d'une masse d'armes, elle prit pour elle-même une quenouille de fer. Le pouvoir de l'anneau ne doit laisser aucun doute sur l'issue du combat; le chevalier fut vaincu, terrassé par l'arme redoutable de Jeanne. Il put encore entendre les paroles railleuses qu'elle lui adressa en lui assenant un dernier coup de sa térrible quenouille.
Elle persista vingt ans dans sa voie. Mais un soir, comme elle était assise, triste et grave, devant la vaste cheminée du manoir, il se fit tout à coup une tempête, et, à la lueur d'un éclair, Jeanne aperçoit une ombre immense se dresser devant elle. Elle reconnaît le moine.
– Qui es-tu, s'écrie-t-elle en saisissant sa fidèle quenouille.
– Laisse cette arme inutile contre moi, lui dit le terrible spectre, et la quenouille tomba brisée. Tu ne me reconnais pas? Je viens chercher l'anneau que je t'ai donné il y a vingt ans.
Jeanne, épouvantée, voulut arracher l'anneau de son doigt; elle ne put y réussir.
– Oh! pas ainsi, dit le moine; cet anneau est le premier de la chaîne qui te lie à moi.
Jeanne voulut essayer de lutter.
– Quel pacte me lie à toi? s'écria-t-elle; t'ai-je rien promis en retour de l'anneau?
– Non certes, dit le moine, je ne t'aurais pas proposé un marché que tu aurais repoussé. Simple bergère que tu étais alors, je savais quel usage tu ferais de la puissance, et je te l'ai donnée. Tu n'es pas à moi pour l'anneau, tu es à moi parce que tu es parricide, parce que tu as sucé le sang de tes vassaux, parce que tu as versé celui de tes voisins; tu m'appartiens par tes crimes, je viens te réclamer.
En disant ces mots, il posa sa main brûlante sur l'épaule de Jeanne; puis il la saisit dans ses bras, et, prenant son élan, il repoussa du pied le manoir, qui s'écroula sous ce puissant effort.
On dit dans le pays que le château n'a pu être reconstruit; et lorsque par une sombre nuit de novembre on entend le vent gémir en s'engouffrant dans les ruines du manoir, les vieillards disent à leurs petits-enfants effrayés :
– Prenez garde! c'est la châtelaine qui file sa quenouille.