A quelques kilomètres de Vigy, le petit village de Villers-Bettnach groupe ses rares maisons autour d'une modeste petite église. Le site, sans être grandiose, charme pourtant par son caractère agreste et riant. Des prairies dans le fond irrigable, des labours sur les pentes, des bois par-dessus les hauteurs, voilà à peu près les éléments communs aux paysages de cette contrée, paysages variés, malgré la simplicité de leur composition, sous l'effet du groupement changeant des bois, des champs, des près. Mais qui dirait, que sur ce sol inégal et pierreux, envahi de plus en plus par une fraîche verdure, s'élevait autrefois la fameuse abbaye bénédictine, une des plus riches et des plus florissantes du pays, qui pourrait croire que là où meuglent maintenant les troupeaux à travers les silences de la nature, de pieux cénobites faisaient alterner le chant et la prière ?
Et pourtant, interrogez l'historien et l'archéologue et tous deux vous diront que c'est bien là que se trouvaient les cloitres superbes, la magnifique chapelle, les cellules spacieuses. Les habitants du hameau, eux aussi, n'ont pas oublié leur antique abbaye et souvent le soir à la veillée, les vieux évoquent le souvenir des temps qui ne sont plus, rappelant aux jeunes des dates glorieuses ou funébres; et s'il vous était donné d'assister à une de ces réunions familiales, certainement on ne manquerait pas de vous conter le récit que voici :
Il était une fois un pauvre bateleur, qui las de rouler les foires de Boulay, Bouzonville, Thionville et Metz, résolut de mettre terme à tous ses déboires et à toutes ses aventures, en entrant dans un monastère. Tout déguenillé, les vêtements à ramages où toutes les couleurs de la création s'étaient données rendez-vous, le cou engoncé dans un énorme col, les cheveux d'une longueur démesurée émergeant en savantes papillotes sous un bonnet d'indienne, l'ami Fritz, car tel était son nom, se présenta un jour au couvent de Glandières (Longeville-les-St-Avold).
Le prieur, examinant ce singulier personnage sur toutes les coutures, lui conseilla de se rendre à l'abbaye de Villers, distante seulement de quelques lieues, là il trouverait certainement bon accueil. Muni de lettres de recommandation, il se mit immédiatement en route, tout joyeux et tout content de trouver enfin le repos après ses courses vagabondes. Sans tarder, Fritz, frappa à la porte du monastère, et avant de se présenter au maître des novices, il endosse une longue robe de bure, pour quitter à tout jamais sa vieille houppelande usée jusqu'à la corde et qui avait tant de fois émerveillé le bon peuple des badauds.
Malheureusement, notre saltimbanque, ne savait rien de ce que l'on requiert communément dans ces pieux asiles de la prière et des macérations. Il est vrai, Fritz savait jongler, sauter, balader, glapir de vieux refrains et débiter de longs boniments, mais, en retour, il ignorait les psaumes, le credo, le pater, voire même l'Ave! Et quel ne fut pas son ébahissement, lorsque le lendemain matin, il vit profès et convers servir Dieu chacun selon son rang et son emploi : les prêtres officiaient à l'autel, les diacres chantaient l'Evangile, les sous-diacres l'Epitre, les uns disaient les versets, les autres les répons, les frères lais psalmondiaient d'un air funèbre le Miserere et il n'était pas jusqu'aux plus ignorants qui ne sussent leur chapelet.
Mais lui, confondu au milieu de toutes ces robes noires à longs capuchons, se mit à réfléchir sur la façon inconsidérée avec laquelle il avait tout sacrifié, ses castagnettes, ses tours de passe-passe, surtout sa vie de liberté, et il se mit à regretter amèrement ce changement brusque et radical dans son existence; trop vieux, en effet, pour apprendre toutes ces patenôtres, il courait grand danger d'être renvoyé.
Les regrets redoublèrent quand la petite cloche monacale sonna la messe ! » Malheur ! s'écria-t-il, mes frères vont aller dire leur office et moi je serai comme un ânon, sans rien faire. » Mais pendant qu'il se désolait ainsi dans son âme, insensiblement il s'était engagé dans un grand couloir voûté, où glissant sur les marches éboulées d'un escalier disparu, il se trouva tout à coup à la porte d'une crypte éclairée parcimonieusement par une petite lucarne.
S'enhardissant jusqu'à y pénétrer, il y découvre dans une niche richement décorée une statuette de la Vierge Marie. Il se tourne humblement vers elle, la contemple avec amour, et enfin touché par la grâce divine, il lui tient ce langage:
Sainte Mère de Dieu, je ne suis hélas ! qu'un pauvre ignorant; un vieux pécheur. Maintes fois j'ai détourné la tête en passant devant ton image; mais désormais je ne le ferai plus ! Et pour vous prouver mon attachement irrévocable, je ferai ce que je sais faire et bien sot qui pourrait trouver à y redire. Les autres servent Dieu en chantant, je le servirai en dansant. Très douce Dame, je vous en supplie, ne dédaignez pas mon savoir! Ne sachant ni lire, ni chanter, je vais choisir en votre honneur mes plus beaux tours, je ferai comme le petit agneau qui, pour réjouir sa mère, saute et gambade devant elle sur le pré. Vous n'êtes dure à personne et vous prendrez en gré ma bonne intention. »
Il se dépouille de sa robe de bure, et ne conservant qu'une petite cotte de dessous légère et souple, il se dispose pour ses exercices. Faisant d'abord une grande révérence, il exécute de son mieux le tour à la façon de France, puis le tour de Bretagne, le tour espagnol, ceux de Bar et de Rome, mais surtout celui de Lorraine. Il marche tantôt sur la tête, tantôt sur les mains et ne s'interrompt que pour faire une profonde courbette à la statue et saluer Marie le plus dévotieusement possible. Les modulations de l'orgue et le rythme plaintif du chant qui arrivaient jusqu'à lui, loin de le calmer ne firent que ranimer son ardeur. Mais tout à coup, orgue et chants cessèrent, et il jugea qu'il était temps de s'arrêter également, car son absence pourrait être remarquée au couvent. Il reprit ses vêtements et avant de se retirer il fit la révérence en disant ces quelques mots : « Adieu, très douce Mère, je m'en vais, car je suis rendu de fatigue, mais chaque matin je reviendrai ici, ne pouvant faire davantage en votre honneur. »
Et il revint plusieurs fois, recommencer sa pieuse gymnastique devant la statue de Marie. Un jour pourtant, un moine s'apercevant de son absence, le suivit dans la crypte, l'observa à son insu, et fier d'avoir découvert le secret de l'ami Fritz, en fit part au père abbé. Celui-ci s'étonna grandement, et pour s'assurer du fait, se rendit lui-même à la crypte, se cacha derrière un énorme pilier et guetta. Le bateleur ne tarda pas à faire son apparition; ne se doutant nullement de la présence du Prieur il se dépouilla de sa robe noire, fit la révérence et après une courte oraison, exécuta les tours qu'il avait appris dans sa jeunesse et qu'il avait coutume de faire chaque matin devant l'image de la Vierge. Mais ce jour là, il trima si bien qu'après une demi-heure il tomba en syncope.
Or voici bien une fière merveille! De la voûte, dans une gloire ravissante, descendit une femme, aux vêtements étincelants de lumière et d'or; des anges et des archanges formaient une auréole au-dessus de sa tête. Ils se rangèrent près du jongleur et le relevèrent doucement entre leurs bras; avec un linge très blanc, la Dame lui éventa le front et essuya la sueur qui inondait son visage. Elle fit sur lui le signe de la croix, puis, avec son cortège d'anges, remonta au ciel.
Le Père abbé comprit cette mystérieuse apparition et eut pour le pauvre convers une haute estime et une tendre affection. Un jour que tout en larmes, celui-ci au milieu de sanglots et de lamentations, lui exprimait la crainte de ne pouvoir servir Dieu comme il le faudrait : « Rassurez-vous, mon frère, lui répondit l'abbé en souriant, Dieu ne demande pas l'impossible, et certes vous êtes digne de notre ordre. »
Le bon danseur de la Sainte-Vierge mourut quelques mois après en odeur de sainteté. Son corps fut inhumé sous les dalles de cette crypte qu'il affectionnait tant, et les moines de Villers-Bettnach vénérèrent sa mémoire comme celle d'un saint.