C’est encore Angevillers qui fut le théâtre d’une aventure aussi cocasse.
L’église du village était un édifice fort ancien, dont les murs décrépis étaient sillonnés de profondes lézardes en zig-zag. Dans ces fentes, il poussait toutes sortes de plantes, et même quelques arbustes accrochaient leurs racines tordues aux interstices de la pierre. Au printemps, on pouvait apercevoir, de la voûte du chœur à la base du clocher, une curieuse floraison de pissenlits et, en été, les coquelicots y croissaient presque aussi abondants qu’au milieu des blés, éclaboussant les murs gris de minuscules gouttes de sang.
Or, cette année-là, une grande sécheresse sévissait sur toute la contrée. Il n’avait pas plu depuis deux mois. Le soleil implacable grillait la campagne enflammée et l’herbe roussie et rare couvrait les prés comme une mousse desséchée ou la laine d’un tapis. Aussi les animaux souffraient-ils de la disette, et maigrissaient-ils à vue d’œil.
Au sommet de la tour du clocher, juste à la base de la pyramide d’où s’élance la flèche, on aperçut un jour une splendide toquée d’herbe, d’un vert agressif qui semblait narguer la pâleur des plantes de la terre. Comment avait-elle pu se maintenir aussi verte à pareille hauteur ? C’était là un problème qui échappait à la science des braves Angevillois.
Pourtant, dans tout le village, cette toquée d’herbe provoqua un grand sujet de discussion.
— Qui profitera de cette herbe ?… demandait l’un.
— C’est un scandale de la laisser là-haut par une année de sécheresse, disait l’autre.
Et déjà, chacun se découvrait d’excellentes raisons pour se l’approprier et des jalousies naissaient.
Dans le souci de maintenir la bonne entente entre tous ses concitoyens, le maire décida de réunir le conseil municipal pour trancher l’affaire.
Ce fut alors une séance mémorable, dont on conserva longtemps le souvenir à Angevillers. Le maire laissa d’abord la parole à son adjoint et à divers conseillers. Mais leurs projets étaient vagues, et risquaient de faire des mécontents.
Alors, du ton d’un homme sûr de lui, le maire commença :
— Cette herbe, mes chers collègues, est à tout le monde, puisqu’elle a poussé sur un bâtiment communal. Elle n’appartient à personne en particulier. Voici donc la solution que je vous propose dans l’intérêt de tous. Notre commune possède un magnifique taureau pour le service des étables. Ce taureau est, lui aussi, à tout le monde ; mais il n’appartient à personne. Il est donc juste que ce soit lui qui mange la belle toquée d’herbe qui a poussé sur le clocher de notre église.
Les dix conseillers municipaux d’Angevillers béèrent d’admiration en écoutant le raisonnement de leur maire. Sa proposition fut aussitôt votée à l’unanimité.
Mais le conseil n’était pas encore au bout de ses peines.
— Comment faire brouter au taureau communal une herbe à pareille hauteur ?
Telle était la grave question qui retint les délibérations des conseillers pendant deux longues heures.
Finalement, après sage et mûre réflexion, on décida que l’on attacherait au cou du taureau une longue corde de chanvre. Puis, à l’aide d’une poulie que l’on fixerait à une poutre de la charpente, on hisserait l’animal jusqu’à ce qu’il fût en mesure de saisir dans sa gueule la fameuse toquée d’herbe.
Au jour fixé, toute la population d’Angevillers se rassembla autour de l’église pour assister à l’exécution du projet.
Six robustes gaillards, choisis parmi les plus solides du village, tiraient la longue corde.
— Ho ! Hisse ! Ho ! Hisse !…
Lentement, le pesant animal commençait son ascension. Déjà, il avait dépassé la hauteur du porche, et tout Angevillers encourageait ses héros du geste et de la parole.
Mais, soudain, le taureau se mit à rouler des yeux énormes ; il agita désespérément sa grosse queue, tandis qu’un beuglement s’étranglait dans sa gorge.
Sa langue pendit démesurément le long de son mufle baveux.
Alors, toutes les bonnes gens d’Angevillers, se félicitant de l’idée géniale de leur maire, se dirent, désignant d’un grand geste le taureau et la touffe d’herbe :
— Regardez donc ! Quel gourmand ! Il tire la langue ! Il croit qu’il a déjà l’herbe sous le mufle !
Hélas ! Le pauvre animal était mort, étranglé.