Dans les temps si agités des croisades, lorsque de toute la chrétienté d'innombrables chevaliers et voyageurs affluaient vers la Terre sainte, dans le dessein d'enlever aux Sarrasins le Saint Sépulcre et d'y fonder un nouveau royaume, tandis que des prêtres fanatiques de tous pays poussaient leurs auditeurs à cette oeuvre prétendument agréable à Dieu, Bernard de Clairvaux prêchait aussi sur les bords du Rhin. Il exhortait sans cesse les chrétiens à cette grande oeuvre et à rejoindre une armée qui était sur le point de se diriger vers la Palestine.
Parmi ceux qui se rendirent à l'appel, se trouva le chevalier Brömser de Rüdesheim. Déjà veuf, et père d'une fille unique qui promettait beaucoup, propriétaire d'un magnifique château dans ce charmant Rhingau, le paradis de l'Allemagne, le chevalier riche et honoré aurait mieux fait de rester chez lui que de quitter sa Giselle pour l'exposer à devenir de bonne heure orpheline. Mais la soif de la renommée et les exhortations incessantes qui l'engageaient à se battre en l'honneur du Christ, dominèrent toute autre pensée, et Brömser abandonna, malgré les larmes de sa fille, le château de ses pères, et partit pour la Terre sainte, avec bon nombre de chevaliers et leur suite animés des mêmes sentiments. Après bien des aventures et des fatigues il y arriva enfin, et s'y distingua par sa haute valeur. Il s'était acquis un nom glorieux dans le camp chrétien, les ennemis redoutaient son épée; c'était toujours au chevalier Brömser qu'on s'adressait lorsqu'il s'agissait d'une entreprise où la témérité et la présence d'esprit étaient nécessaires.
Dans une contrée de montagnes rocailleuses, non loin du camp se trouvaient les sources qui devaient fournir l'eau potable; mais l'accès en était momentanément interdit par un dragon formidable qui avait choisi les fentes de ces rochers pour séjour. Le monstre était de grandeur épouvantable, entièrement cuirassé d'écailles; ses pieds étaient armés de griffes aigües et sa vaste gueule, d'une double rangée de dents pointues. Sa course était rapide et tout guerrier qui s'approchait imprudemment de lui devenait sa proie. La nouvelle de l'apparition de ce dragon répandit l’éffroi dans tout le camp. En vain, le manque d'eau réclamait-il une prompte attaque contre ce nouvel ennemi, en vain l'empereur Conrad lui-même qui commandait l'armée, invitait-il les chevaliers à ce combat; la crainte paralysait tous les bras. On regardait généralement ce reptile comme envoyé par la céleste vengeance pour châtier les divisions qui s'étaient élevées parmi les soldats chrétiens devenus coupables de maints forfaits. Bref cette opinion fut cause que les plus vaillants d'entre eux n'osaient tenter l'aventure.
Enfin le chevalier Brömser eut pitié de la misère commune. Il se présenta devant l'empereur et s'offrit à combattre le monstre au nom de Dieu. S'étant armé, il galopa, accompagné des vœux de la multitude, vers la caverne qui recelait le dragon. Celui-ci s'élance aussitôt sur sa nouvelle proie; le coursier du chevalier se cabre à la vue de l'horrible créature, et Brömser doit sauter à terre pour être maître de ses mouvements. Déjà le monstre est près de lui; mais par bonheur, le cheval est le premier but de son attaque, et en se précipitant sur la pauvre bête, il l'entoure de sa queue squammeuse et l'écrase. Le chevalier téméraire saisit cet instant et d'un seul coup de son glaive puissant coupe la queue, avant que le reptile l'eût déroulée du cheval, et rompt ainsi la force du dragon. Celui-ci, rendu furieux par la douleur, s'élance, gueule béante, sur Brömser qui résolument lui jette le bouclier dans le vaste gosier, et tandis que le monstre cherche à le broyer, l'heureux champion lui enfonce son glaive jusqu'à la garde dans les entrailles. Un immense jet de sang s'échappe de l'ouverture, le reptile mord la poussière et expire.
Heureux de cette nouvelle victoire, le chevalier reprit le chemin du camp. Il avait déjà parcouru la moitié de la distance qui l'en séparait, lorsque tout-à-coup une troupe de Sarrasins, sortant d'une embuscade, se précipita sur lui et le fit prisonnier après une courte résistance. Le noble guerrier, le sauveur de ses compagnons fut traîné au camp ennemi, les mains liées, puis abandonné à la raillerie des hordes barbares et finalement cédé en toute propriété à un émir. Celui-ci le fit mener à un château fort et sévèrement surveiller. Là, dans l'isolement du cachot, dans la terrible et désespérante captivité, il fut saisi de la plus vive nostalgie. Il songeait avec douleur à son beau château, à sa fille Giselle, et dans l'affliction de son cœur il forma le vœu solennel de fonder, dans sa patrie, si le Ciel lui accordait de la revoir, un couvent de femmes, et d'en faire consacrer première nonne sa propre fille. Ce vœu formé, il se sentit consolé, calmé; en effet le moment de sa délivrance approchait. Pendant l'obscurité de la nuit, l'armée chrétienne, dans une course victorieuse, prit d'assaut le château-fort, qui retenait le chevalier, et le ramena en triomphe au camp.
Il ne demeura plus que quelques mois parmi ses compagnons d'armes, et retourna en Allemagne avec la permission de l'empereur. Son retour fut hérissé de fatigues et de périls, mais enfin il arriva sain et sauf à Rüdesheim. Il fut reçu par des acclamations unanimes; Giselle se jeta, à son cou, versa des larmes de joie, comme elle avait versé jadis à son départ des larmes de douleur.
Le lendemain de son retour, apparut au château un jeune chevalier qui se présenta à Brömser sous le nom de Kurt de Falkenstein. Le jeune homme ouvert et confiant raconta de quelle manière il s'était acquis les bonnes grâces de Giselle, disant qu'il était heureux de se savoir payé de retour et que rien ne manquait plus à leur commune félicité que la bénédiction paternelle. Brömser qui n'avait osé lever les yeux pendant ce récit, vit dans les regards de sa fille la confirmation des paroles de Falkenstein, et dit en leur prenant les mains à tous deux d’un son saisissant, douloureux et partant du cœur: „Ah, que j'aimerais me rendre à vos vœux et vous bénir comme mon fils, moi qui connus votre père en Orient; nous parlâmes souvent de vous, moi et ce valeureux guerrier, mort à Edessa en combattant les ennemis de notre foi, c'était mon meilleur compagnon d'armes; hélas ma volonté est engagée par un vœu et vous ne pourrez jamais appartenir l'un à l'autre. Oui, j'ai fait le vœu (étant chargé de chaînes dans l'ignominieuse prison des Sarrasins) que si je revenais sain et sauf chez moi, je fonderais un couvent en l'honneur de la mère de Dieu, et que Giselle en serait la première nonne. Par l'intercession de la bienheureuse Vierge, je fus délivré peu de temps après; il faut donc que je remplisse cet engagement sacré; et, Dieu aidant, j'accomplirai religieusement ma promesse; or, il ne faut pas que dorénavant l'amour terrestre réside dans le cœur de Giselle.
Le chevalier de Falkenstein, ayant ouï ces paroles, se précipita comme un insensé, hors de la salle, monta à cheval et partit. Giselle tomba évanouie à la renverse, et dès cette heure, ses facultés mentales furent troublées. Elle parcourait comme un spectre les vastes salles du château. Il arriva un jour qu'un ouragan souleva à l'heure de minuit les flots du Rhin, la tempête mugit et le vent renversa les chênes de la forêt voisine. La malheureuse se glissa auprès de la couche de son père, lui dit adieu en sanglotant, puis vola sur le bastion, et de là se précipita dans le fleuve. Le père qui la suivait, arriva trop tard pour pouvoir la retenir; il vit flotter un instant ses vêtements sur la sombre surface, puis tout disparut.
Le chagrin et les remords aigrirent les jours du vieillard privé de son enfant. Toute fois il ne négligea aucun moyen de rendre le calme à son esprit; le couvent s'éleva par ses ordres, et pour se donner plus de distractions, il prit part à plusieurs guerres et se livra aux plaisirs de la chasse. Mais ni la chasse, ni la guerre ne surent apaiser les tourments de son âme. Un jour un valet lui remit une petite et insignifiante image du Christ crucifié pour nous, laquelle avait été déterrée par un boeuf qui labourait. Brömser crut voir en cette trouvaille un avertissement du Ciel; il pensait devoir faire bâtir une église à l'endroit où gisait l'image. Son projet fut mis à exécution; il assigna dans le temple une place convenable à l'image sainte qui eut bientôt la réputation d'être miraculeuse; des pèlerins vinrent la visiter de pays éloignés.
Le chevalier mourut l'année même que l'église qu'il nomma Noth-Gottes (Recours à Dieu) fut achevée. Pas un être compatissant ne suivit son cercueil, des étrangers seuls l'accompagnèrent à sa dernière demeure.