– « Oh! ma mère, ma bonne mère, je ne veux plus aller garder mes chèvres aux longues cornes derrière les murailles du vieux château de la Lières, où le soleil le soir fait de si grandes ombres.
– « Si fait, ma mie, tu les iras garder: l'herbe fine et courte du coteau vaut mieux que le foin vadru (long, épais, coriace) de la vallée; les arbrisseaux amers et les buissons y donnent douce senteur, le lait s'y fait plus parfumé.
– « Mère, c'est que là-haut, dans cette vieille tour, aussitôt que le soleil dévale derrière la haute montagne de Jars, on entend la voix du prisonnier, du prisonnier qui, depuis trois cents ans, attaché par une chaine de fer au fond du souterrain sombre, est mort de faim et revient la nuit; il se lève, secouant ses entraves et, collant sa bouche à la fente du mur, il gémit et appelle.
– « Follette et simple fille ! C'est le vent qui gronde et siffle à travers les masures; le souterrain n'est que le cellier du vieux granger, et le bruit des chaînes n'est que le froissement des feuilles de lierre.
– « Ah! l'on y entend des plaintes sortir comme d'une cave; la terre en cet endroit résonne comme sur un tombeau! Non! je ne veux plus y mener mes gentils chevreaux, car les pauvres bêtes y sont inquiètes, ne sais pourquoi, sautant de ci, sautant de là, regardant de travers, sans mordre les branches basses du lierre du vieux mur; j'y ai peur! Les bergers me l'ont dit souvent; le prisonnier qui gémit là-haut était un grand seigneur, jeune et beau fils de la Lières, le plus gentil chanteur du pays. Lorsqu'il passait sur son cheval blanc, tout de noir velours habillé, toque à plumes d'aigron (héron), les bergères arrêtaient leurs chansons en lui faisant la révérence, car ce jeune monsieur connaissait de mémoire toutes les complaintes et ritournelles du pays, et, où en était le couplet, il achevait le reste... Chante, rossignolet!...
– « Contes que tout cela, ma fille, que vous faites là-haut, bergers et fillettes. Mieux vaudrait, filant la quenouille, chanter la Madeleine qui fit pénitence sept ans au désert; mieux vaudrait chanter Geneviève, ou le cantique d'Adam.
– « Mère, si on entend au fond de la tour pleurer et soupirer d'ahan, vous n'y croyez donc pas ? A donc, le beau chanteur, fils de la Lières, avec plusieurs autres barons, s'était pour une fois révolté contre le roi. Hélas! cela va-t-il au gros Pierre, qui est taillé comme les saints de bois de Châtelus, à la mine rougeaude, d'inviter à la bourrée les filles des bourgeois? Hélas! cela n'allait pas plus au seigneur de la Lières de vouloir fréquenter la fille du roi. Il avait beau dire ses chansonnettes sous la fenêtre de la belle demoiselle, et celle-ci de s'incliner comme un épi de blé sous le soleil de la Saint-Jean, pas n'entendait cela le roi son père.
– « Laisse là cette histoire, m'entends-tu, fillette? et ne conduis plus tes chèvres à la Lières, si tu veux.
– « Je ne les mènerai plus... peut-être. Mais ne m'avez-vous pas dit que sur le coteau l'herbe a plus forte senteur, et que le lait s'y fait plus parfumé? Oh! que j'aurais eu peur, si j'avais le roi venir à la Lières, arrêter le jeune seigneur, si bien viré et si galant, qui chantait derrière cette tour: « Je ne crains pas le roi, ni ses soldats! Non, je ne crains pas le roi, derrière ces murailles ! »
« Le roi vint, au moment où le baron chantait son plus joli air, pour sa plus aimée: « Mon beau chanteur, lui dit-il, puisque si bien tu rossignoles, en cage on te mettra dans cette même tour, et, jour et nuit, sans manger ni boire, tu chanteras la fille du roi, jusqu'à ce que la faim fasse taire tes couplets d'amoureux ! »
– « Petite, tu ne devrais pas savoir cette histoire. Oh! les vilains bergers et leurs chansons qui n'en finissent pas plus que ta quenouille de laine! Plante-moi là le roi et le baron.
– « Ma mère, sur le coteau, le foin vaut mieux que l'herbe longue de la vallée... Le prisonnier, hélas! chanta trois jours et trois nuits sans manger ni boire; sur la fenêtre du cachot, un petit rossignolet du bois, accoutumé de l'entendre, venait lui répondre tristement; et ses grands chiens, chaque soir mettant leur nez à la fente du mur, lui rendaient soupirs pour soupirs. Il chanta trois jours et trois nuits, pleura et appela; seuls répondaient les oiseaux dans le bocage, et les ramiers qui faisaient leurs nids dans le vieux lierre. Un soir, le troisième, le corbeau croassa...
« Toutes les nuits, le mort revient, ses chiens noirs avec lui, qui mettent leur nez à la fente du mur et aboient au cachot. Toutes les nuits, on entend un bruit de chaines, un couplet de complainte et le cri de l'oiseau de la mort. Je voudrais bien savoir si la fille du roi, dans son lit, bien fermée entre ses rideaux de serge verte brodée d'or, n'entendit jamais, comme on entend dans un rêve, les pleurs du fils de la Lières.
– « Laissez donc cela, petite sotte enfant. Est-ce que l'on croit à tous ces contes de fantômes? N'as-tu pas honte, une grande fille de seize ans ! Par le curé je te ferai gronder... Va, va mener tes chèvres dans les terres d'en bas, et n'écoute plus les chansons des bergers.
– « Non, non! je ne les écouterai plus... qu'une fois, pour leur demander quel mal il y avait à aimer la fille du roi? Est-ce pour cela que mes chevreaux gentils, quand ils vont à la Lières, font tant de tours, de cabrioles, sautant de ci, sautant de là, quand la bise siffle dans le vieux lierre?... J'ai peur, j'ai peur, sans savoir pourquoi! »