La ville de Cherchel, avait jadis pour chef un gouverneur qui était un homme très remarquable et très bon, se préoccupant constamment du bonheur des habitants et de la prospérité de la cité.
Ce chef avait une fille unique qui était très belle, très sage et dont le mari, qu'elle n'avait pas choisi encore jusque-là, devait succéder au vieux gouverneur pour la conduite des affaires.
Le vieux père, sentant l'âge venir, pressait sa fille de choisir, parmi les nombreux jeunes gens qui recherchaient sa main, celui que son cœur préférait; mais elle ne se décidait pas à prendre une détermination.
Enfin, un jour qu'il avait, pour la centième fois, peut-être, engagé sa fille bien-aimée à faire son choix, celle-ci lui répondit: Mon père, je n'ai aucune préférence pour les divers hommes qui ont sollicité ma main. Aussi, sachant combien vous voudriez que la ville de Cherchel eût d'abondantes fontaines, au lieu d'en être réduite. à ne posséder que quelques rares puits pour son alimentation, j'ai décidé d'épouser celui qui, le premier, aura doté le pays d'une conduite d'eau vive.
Le vieux gouverneur, en entendant ces paroles qui répondaient à ses deux désirs les plus chers, fut rempli de joie, et se hâta de faire publier dans toute la ville la décision de sa fille.
Parmi les amoureux qui sollicitaient sa main, il y avait un chrétien et un musulman, qui avaient un égal désir intense de réussir. Ils aimaient tant la jeune fille qu'ils étaient disposés à faire les plus immenses sacrifices, à surmonter les plus grandes difficultés.
Aussitôt qu'ils eurent appris que, celui qui doterait la ville d'eau courante, serait choisi comme mari; ils se mirent, chacun de leur côté, en mesure de gagner la partie, dont la jeune fille était l'enjeu.
Le chrétien ne craignit pas d'invoquer le diable et de lui promettre son âme en revanche du succès. Le diable accepta le marché et lui dit : je vais bâtir des aqueducs énormes, mais fais bien attention à ma recommandation, si tu veux réussir; il faut avoir soin de te laisser devancer par l'eau dans la ville. Si tu avais le malheur de succomber à la tentation d'entrer à Cherchel, avant la première goutte d'eau de la source que je veux y amener, le charme serait rompu et tu mourrais. Le chrétien accepta; et voilà que le diable se mit à construire ces gigantesques aqueducs, qu'on voit encore de nos jours, dans la plaine de l'Oued Bellah.
Le musulman fit appel à son bon génie, et lui demanda de l'aider à remporter le prix qu'il désirait tant. Ce bon génie lui répondit il est absolument nécessaire, pour ton succès, que tu n'entres à Cherchel, désormais, qu'après la première goutte d'eau de la source que tu vas capter. Le jeune homme le lui promit sans hésitation, et alors le génie continua munis-toi d'une grande quantité de roseaux, puis gravis la colline qui est derrière la ville. Tu y trouveras une caverne dans laquelle tu pénètreras, et tu découvriras bientôt une source. Alors tu ajouteras, bout à bout, tes roseaux pour qu'ils servent de conduite à l'eau, en ayant bien soin de ne jamais précéder cette eau, mais bien de la suivre toujours. Et avec l'aide de Dieu tu réussiras dans tes projets.
Ce qui fut dit fut fait avec la plus scrupuleuse exactitude par le musulman. Aussi dès le lendemain matin les paysans des environs purent le voir assis par terre, coupant avec son couteau des tuyaux en roseau qu'il ajustait l'un à l'autre, en ayant bien soin d'être toujours devancé par l'eau.
Un an s'écoula; les deux lutteurs touchaient au but de leurs efforts. Ils n'étaient plus qu'à quelques mètres du rempart, lorsqu'une nuit, le chrétien n'y pût plus tenir. Entendant un bruit de musique dans la ville, il pensa que la jeune fille du gouverneur était, sans doute, dans la réunion de fête dont il entendait les échos; et comme personne n'était près de lui pour le surveiller, car le diable, en ce moment, était très occupé au loin, il s'avança à pas de loup, et arriva dans la ville.
Mais quel terrible spectacle ne vit-il pas? Au moment où il devançait l'eau, que le diable lui avait fait promettre de suivre seulement, il aperçut le jeune musulman, son rival, qui en ajoutant ses morceaux de roseaux bout à bout, venait juste d'entrer en ville, précédé par le mince filet d'eau de l'Ain Kssba (la fontaine du roseau).
Le vieux gouverneur, prévenu à la hâte, arrivait plein de joie, suivi de sa fille, et quand toute la population émerveillée, faisait éclater son contentement à la vue de cette eau courante, qu'elle avait jusque-là tant désiré en vain. La jeune fille rougissante donna sa main à l'heureux vainqueur de la lutte.
Juste à ce moment là, le chrétien entendit que quelqu'un s'approchait de lui, et, en se retournant, il vit que c'était le diable qui lui dit en ricanant tu as perdu la partie par ta faute et tu m'appartiens désormais, puis le prenant avec ses griffes, il lui tordit le cou et l'emporta.
Le musulman obéissant épousa la jeune fille et devint sultan de Cherchel. Quant au chrétien qui avait désobéi, le diable l'a condamné à démolir avec ses ongles et ses dents les gigantesques aqueducs qu'il avait bâtis pour lui. Aussi dans la nuit, lorsqu'on passe près de ces ruines, on entend les cris et les grincements de dents du malheureux qui est tourmenté par celui qui le tourmentera éternellement.