La légende du diable de Saint Théodule [Sion / Sion / Suisse]

Publié le 9 mai 2025 Thématiques: Âme , Âme du premier passant , Animal , Cathédrale , Chant du coq , Charlemagne , Cloche , Coq , Crucifixion , Diable , Diable roulé , Eglise , Evèque , Pacte avec le Diable , Pape , Récompense , Reveil du coq , Saint | Sainte , Saint Théodule , Vol dans les airs ,

Cathédrale de Sion
Cathédrale de Sion. Source DeuxPlusQuatre, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Solandieu / Légendes Valaisannes (1919) (9 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Cathédrale Notre-Dame de Sion / Sion / Sion / Suisse

Je vous invite, amis lecteurs, à croire bien fermement que mon récit est véridique, alors même qu'il s'y trouverait quelque erreur chronologique. Comme nous sommes tous destinés à l'éternité et que dans l'éternité il n'y a plus de temps, nous n'attacherons point d'importance à de si minimes détails.

D'ailleurs, l'affaire en est gravée sur les portes de l'église dédiée au Saint, par le cardinal Mathieu Schinner, et si d'aventure vous visitez le musée de Fribourg, on vous y montrera un démon en bois, portant une cloche et qu'on appelle sans hésiter : le diable de saint Théodule. Des monnaies déposées à Valère en attestent l'authenticité. D'après le grave monsieur de Blavignac, aucune cloche n'était fondue dans le Valais ou au loin à la ronde, sans qu'on mêlât à son airain une parcelle de cette cloche dès le jour où elle se brisa, telles des reliques de saints martyrs dans nos autels...

La grande salle du château épiscopal est silencieuse. L'évêque est assis, seul, près de la cheminée, dans son large fauteuil de bois armorié, présentant au feu mourant qui l'éclairé à peine ses pieds chaussés de mules vertes. Sa tête qu'entoure une couronne de cheveux blancs est penchée sur sa poitrine. Il songe...

Ce jour-là, Théodule est descendu à la ville, a visité de nombreux malades, puis s'est rendu à Valère pour voir ses chanoines qu'un léger différend divisait. Les chanoines du Haut-Valais voulaient plus de bois que leur part n'en comportait, à cause de l'hiver qui est rude. Ceux du Bas-Valais n'en voulaient rien entendre, et les chanoines du parti adverse s'efforçaient en vain de leur arracher un consentement.

Le bon prélat songe donc. Il songe à cette dissension et trouve que tous feraient mieux de vaquer au service de Dieu que de se disputer pour des choses périssables. Il pense aussi à ses chers Sédunois, aux Anniviards qui lancent dans un gouffre les missionnaires qui leur sont envoyés.

Très las, Théodule va se coucher, et sa taille cassée par l'âge porte une grande ombre noire sur les murs faiblement éclairés.

Avant de s'étendre sur le lit qui l'attend, il s'agenouille :
« Doux Seigneur, et vous génie dame Marie, dit-il, protégez votre serviteur durant cette nuit et inspirez-le. » Puis il se couche, ferme les yeux et s'endort.

Il dort, l'évêque de Sion et soudain, pour comble de soucis, lui apparaît le Pape. Ses traits sont animés du rouge de la colère, ses yeux lancent des éclairs, ses lèvres frémissent. Il s'écrie :
« Charles ! mauvais fils ! Tes crimes vont être punis ! Tu as massacré des milliers de Frisons et de Saxons sous prétexte de les convertir ! C'est un scandale sans nom ! L'Eglise ne veut plus de toi ! Ta place en paradis te sera enlevée ! Que les saints apôtres Pierre et Paul, et tous les saints te maudissent à jamais ! »

Ainsi parlait Léon III. Quand l'évêque s'éveilla, le jour semblait renaître. Ayant revêtu sa robe épiscopale, Théodule prit son bréviaire et commença Matines ; mais de continuelles distractions l'obsédaient : « Domine labia mea... Charlemagne, en effet, est coupable.... aperies... mais peut-être que si on lui laissait... et os meum... laissait entendre, que, repenlant, il pourra rentrer en grâce avec Dieu... il ne serait pas désespéré... Il croyait peut-être bien faire... et puis, il a comblé de bienfaits notre Helvélie : il a construit la collégiale de Zurich, il a visité les écoles de St-Gall, il a encouragé les moines... Oui, il faudrait aller à Rome chez le Saint Père, lui expliquer tout cela... Mais je suis si vieux ! si las !

Le prélat sort sur la terrasse qui s'étend devant sa fenêtre du côté de la ville et de là, il contemple Sion. Les toits violets se serrent les uns contre les autres ; une légère fumée bleue sort de quelque cheminée. Une faible brume traîne dans la vallée.

Soudain il se penche, intéressé, et une idée lui traverse l'esprit. Là, sur la pelouse, à ses pieds, viennent d'apparaître trois diablotins noirs comme suie, avec de petites cornes de bouquetins, des yeux de braise, des sabots de cheval, une longue queue et des ailes, de grandes ailes de chauves-souris. Ils jouent entre eux, se poussant, se poursuivant...

L'évêque pense : « Toute créature doit servir à la gloire du Seigneur. Je m'arrangerai pour ne lui laisser aucun avantage. »

Et il appelle :
— Eh ! vous trois, là-bas ! Venez ici ! J'ai un service à vous demander. Voulez-vous m'aider ?
— Mais comment donc ! Nous en serons enchantés ! Tout à votre disposition !
— Lequel de vous court le plus vite ?
— Moi, répondent-ils tous à la fois.
— Ne parlez pas tous en même temps ! Voyons, toi, le plus haut encorné.
— Je cours comme aux grandes crues le Rhône, qui ne connaît aucun obstacle !
— Fort bien ! Et toi là, le plus petit ?
— Vous savez, ce grand vent qui fit tomber une ardoise sur la tête du mari de la Crésence et qui emporta la burette du chanoine Thibaud dans le Rhône ? Eh bien, je monte ou descends la vallée plus vite encore.
— Fort bien ! Et toi ?
— Oh ! moi je vais encore beaucoup plus vite. Je vais comme la langue des femmes, et Satan sait comme elle va !
— Eh bien ! c'est toi que je prendrai. Il s'agit donc de me transporter à Rome, chez le Saint Père, le plus rapidement possible.
— Bien, dit le diable, c'est entendu ; mais à une condition...
— J'entends.
— C'est que j'aurai la première âme que je verrai au départ.
— Pas comme cela, reprend l'évêque, tu auras la première que nous rencontrerons au retour, avant le prime chant du coq.
— Topez là, dit le diable, j'ai mon idée ; je suis à vous dans un instant.

Et il s'en alla placer un gros coq noir sur les créneaux. La lourde bête ne pouvait s'envoler, mais elle était fort à l'aise sur un pan de muraille de quatre pieds carrés.

L'évêque aussi était rentré chez lui. Il appela son fidèle serviteur Innocent et lui dit :
« Innocent, je pars pour toute la journée ; n'oublie pas d'attacher au sommet du clocher de la cathédrale mon beau coq blanc ; attache-le par les pattes sans craindre de serrer un peu... Il y va du salut d'une âme. »

Innocent se demanda comment le salut d'une âme pouvait dépendre d'un coq blanc attaché par les pattes au sommet du clocher de la cathédrale, mais il connaissait la vertu et la sainteté de son maître, s'abstint de le questionner et fit exactement ce qu'on lui avait commandé.

« Grimpez sur mon dos. »

Théodule monte tant bien que mal sur le siège qui lui est tendu et s'appuie aux cornes recourbées. Le diable déploie sa queue vers la terre, ouvre ses ailes et l'équipage s'éloigne à une vitesse vertigineuse. Satan est bien pressé !

Il parcourt la vallée et arrive au-dessus de Sierre.

« Tiens ! pense l'évêque, si je profitais de l'occasion pour aller chez les Anniviards ? Ils verraient ce qu'est un évêque chrétien. » Mais il se reprend aussitôt : « Non, dit-il, car s'ils me voyaient arriver sur le dos du diable... »

Et puis le diable continue toujours sa route sans s'inquiéter de ce que peut penser un évêque.

Théodule survole maintenant la Forêt de Finges. Il voit au-dessous de lui, rampant et grouillant, toutes sortes d'animaux, et il pense que tant de chrétiens sont ainsi, que parmi eux il en est qui sont perfides comme ces serpents, trompeurs comme ces renards, brutaux comme ces sangliers...

Tout à ses pensées, il ne s'aperçoit pas que le diable tourne à droite et prend la vallée de Viège, puis celle de St-Nicolas. Un froid subit saisit le vieillard, l'arrache à sa méditation. Devant lui la pyramide du Cervin dresse sa pointe vers le ciel et, dans la clarté diffuse du jour naissant, elle paraît d'un merveilleux vert d'émeraude.

Le coursier abaisse un peu la queue et la hauteur augmente.

Bientôt le prélat survole, entre le Gornergrat et le Cervin, un col, qui plus tard fut appelé St-Théodule, en l'honneur de cette traversée aventureuse. Soudain, au-dessus du passage, il a une vision : au milieu des neiges, des moines habillés de noir, avec un cordon blanc, retirent des cadavres du glacier et la procession funèbre se déroule au chant du De profundis.

L'évêque faillit faire un signe de croix, mais il se rappelle à temps que son geste peut lui jouer un mauvais tour, et sa main s'arrête en chemin.

Transi, Théodule s'enveloppe maintenant de sa robe et, le visage fouetté par un vent glacé, il se dit que tout de même c'est un voyage bien pénible qu'il a entrepris là.

Petit à petit, la température s'adoucit, et bientôt le prélat est au-dessus de la plaine lombarde verte et riche. Au loin, apparaissent les toits brillants d'une ville :
« Ce doit être Milan, » se dit l'évêque, et il salue mentalement le tombeau de son illustre collègue saint Ambroise.

Le diable tourne de nouveau à droite et suit l'antique via Aemilia.

« Les églises ne sont pas du même genre que chez nous, remarque Théodule, elles ont une tour carrée sans flèche, mais elles s'harmonisent bien avec le paysage. »

Ils sont maintenant au-dessus de Bologne, et distinguent à peine les maisons serrées autour de la cathédrale de St-Pierre et de St-Paul comme des poussins autour de leur mère.

Bologne dépassée : « Le Reno », dit le diable en veine de complaisance. « Merci », répond l'évêque ; et il se dit : « On retrouve partout des noms connus en Helvaie. » Puis, ce sont les Apennins, et bientôt la superbe et fertile plaine de la Toscane, parsemée de villages, se déroule sous les yeux charmés de Théodule. Puis, dépassant Florence et survolant le lac Trasimène, ils voient bientôt à leur gauche les montagnes de la Sabine et les monts Albains. Enfin, Rome leur apparaît.

— Dépose-moi dans la cour du palais pontifical et attends-moi dit l'évêque.
— Bien ! répond le diable, qui pique droit sur St-Jean de Latran et se pose à côté du palais, dans le jardin.

Théodule va quérir le Pape dans son château : il s'informe du numéro de la chambre pontificale, et se met à la recherche. Il longe de grands corridors, et arrive enfin devant une porte magnifiquement sculptée, et marquée du numéro qu'on lui avait indiqué. Il frappe assez fort et il entend une voix sombre, qui lui répond : « Ingredere ! » Et il franchit le seuil.

Le Souverain Pontife se tient assis auprès d'une grande table ; devant lui est un beau crucifix en ivoire, avec des reliques. Au pied de la croix se trouvent étalés des livres ; c'était le premier âge du papier ; en face de la porte, au fond de la chambre, tapissée de blanc fleurdelisé, un artiste avait sculpté une magnifique cheminée, sur laquelle Théodule aperçoit des candélabres en argent et au-dessus de tout cela, une grande glace vénitienne à cadre orné de tores et de lauriers.

Le soleil de midi éclaire la face de Léon III. Les traits sont nobles ; des rides sillonnent son front ; il a sur la tête une petite calotte de soie blanche, et sur les épaules un manteau blanc brodé d'or.

Lorsque l'évêque entre, le Pontife se lève et le salue en ces termes : « Dieu soit loué dans tous les siècles des siècles. » — Et l'évêque répond : « Ainsi soit-il. » Et ils s'embrassent. « Quel sujet vous amène ici, mon frère ?» — « Que Votre Sainteté me pardonne de l'avoir dérangée, mais je viens à vous pour détourner de Charlemagne une sainte colère. C'est avec raison que vous voulez l'excommunier ; mais vous ne savez peut-être pas, Très Saint Père, tout le bien qu'il a fait en Helvétie, par exemple, en fondant des églises, des monastères, des écoles. Je vous supplie donc de ne point faire retomber trop lourdement sur Charles votre courroux. » Le Pape cherche un écrit sur la table et le montre à Théodule en disant : « Jusqu'à ce jour je le cachais. Dieu vous l'a révélé, mon frère. Voici la sentence de l'excommunication fulminée contre Charles-le-Grand, empereur d'Occident. Toutefois nous ne serons pas sourd à vos prières, puisque vous intercédez en sa faveur. Nous déchirons ce jugement, qui le livre à Satan. Nous adoucirons notre sentence... Et que pourrions-nous vous offrir en échange d'un si grand service ? »
— « Hum ! je me contenterais bien d'une de ces cloches dont j'ai si souvent entendu dire qu'elles appellent de loin les fidèles à la prière. »
— « Il sera fait encore, mon fils, selon votre second désir ; que Dieu vous bénisse. »
— « Je remercie Votre Sainteté ; qu'à son tour Dieu vous ait en sa sainte garde. »

Sur ce, les deux prélats se séparent. Le temps lui-même cède à la puissance du Pape. Léon III fait rapidement amener une cloche, sur laquelle on grave cette inscription :
THEODULO, EPISCOPO SEDUNENSI
ACCEPTI BENEFICII MEMORIA
LEO DEI GRATIA PONTIFEX SUMMUS
ANNO DOMINI DCCCX

Quant à Théodule, il attend sur la place des nouvelles de la cloche et le retour du diable, qui est vraisemblablement au cabaret voisin.

Satan arrive bientôt, tandis qu'un messager du Pape amène la cloche ; l'évêque la remet au diable, qui la contemple sans maugréer et le prélat se cramponne de nouveau au dos de sa monture. Le démon le porte comme on porte une cavagne (une hotte). Il semble très impatient de recevoir son salaire. Il serre nerveusement dans ses griffes la fameuse campane. Il s'élève fébrilement en l'air et reprend pour le retour le même chemin que pour l'aller. Il fait nuit déjà, quand nos voyageurs aperçoivent de loin le château de Tourbillon qui est tout illuminé. Le diable tressaille de joie. Hélas ! le coq noir dormait sur la muraille, tandis que le coq perché sur le clocher, mal à l'aise et resté vigilant, lance vers les cieux un magnifique cocorico. Tous les coqs de Sion se mettent à leur tour à faire charivari, malgré l'heure avancée. Le coq noir le dernier, moitié endormi, lâche son cri.


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