La pierre de salut de Kerbérennès [Langoat (Côtes-d'Armor)]

Publié le 31 décembre 2023 Thématiques: Accueil , Âme , Domestique | Serviteur , Libération , Messe , Pierre | Roche , Prêtre | Curé , Puit , Revenant ,

Vieille femme près de l'âtre
Vieille femme près de l'âtre. Source Midjourney
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Source: Le Braz, Anatole / La légende de la mort en Basse-Bretagne: croyances, traditions et usages des Bretons armoricains (1893) (6 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: langoat / Langoat / Côtes-d'Armor / France

Ce jour-là, il y avait un grand repas à Kerbérennès, maison riche de la paroisse de Langoat. Le plus jeune des enfants étant encore en bas âge, on craignit que, par ses pleurs ou par ses cris, il ne gènât les convives; on pria donc une des servantes de sortir avec lui et de l'amuser pendant toute la durée du repas. La fille qui fut chargée de ce soin ne trouva rien de mieux, pour distraire le poupon, que de se mettre à lancer des pierres dans une citerne vaste et profonde, située à l'un des angles de la cour.
Les pierres, en tombant, faisaient plouff! plouff! Ce jeu égayait l'enfant; la servante ne l'interrompit que lorsque les invités de Kerbérennès se furent levés de table.
On l'appela alors pour venir laver la vaisselle.

Elle était occupée à cette nouvelle besogne, quand tout à coup une grêle de cailloux s'abattit sur la façade de la maison. Il en pleuvait jusque dans l'intérieur de la cuisine, par la fenêtre et par l'ouverture de la porte.
La servante sursauta, tout interloquée.
Les cailloux rebondissaient sur les meubles, avec violence. Bon nombre d'assiettes volèrent en éclats autour de la jeune fille. Elle abrita sa figure derrière son bras et tâcha de voir d'où arrivaient toutes ces pierres. Elle constata qu'elles jaillissaient de la citerne, et ne douta point que ce ne fussent celles-là mêmes qu'elle y avait lancées tout à l'heure.

Elle se garda bien d'en rien dire à ses maîtres, se bornant à leur montrer sur le sol les pierres qui avaient occasionné le dégât. Le propriétaire de Kerbérennès crut à la vengeance d'un voisin qu'il n'avait pas jugé à propos d'inviter au repas. Quant à sa femme, vous pouvez penser qu'elle était navrée de voir son mobilier si luisant criblé d'éraflures, et sa meilleure vaisselle en morceaux.

On se coucha de fort mauvais humeur, cette nuit-là, à Kerbérennès.

La jeune servante était restée sur pied la dernière, comme c'était son devoir. Elle finissait de couvrir le feu de l'âtre avec la cendre et s'apprêtait à s'aller coucher à son tour, lorsqu'entra, le corps ployé en deux, une misérable vieille pauvresse dont les haillons dégouttaient d'eau.

Elle grelottait si fort, la pauvre vieille, que la servante en eut grand pitié, quoique ce ne fût pas une heure à se présenter chez des chrétiens.
– Vous avez l'air d'avoir bien froid, ma brave femme? dit la servante.
– Oui, répondit la «< groac'h1», bien froid, en effet !
– Il pleut donc à verse que vos hardes sont trempées à ce point?

Notez qu'il faisait nuit d'étoiles, sans un nuage, mais la jeune fille avait la tête si troublée depuis son aventure du jour qu'elle ne savait même plus la couleur du temps.

– Approchez-vous du foyer, marraine, reprit-elle, je vais rallumer le feu.

La pauvresse s'assit sur un escabeau qui était dans le coin de l'âtre. Mais elle continuait de grelotter, malgré la flambée d'ajonc sec que venait d'allumer la servante. Et, tout en grelottant, elle gémissait, gémissait :
Iaou, ma Doue!.. Iaou... Iaou... ma Doue, couscoude! (Hélas! mon Dieu!... Hélas!... Hélas! Mon Dieu, cependant!)
– Par le Sauveur, supplia la jeune servante, ne vous lamentez pas ainsi! Le maître couche dans le lit que voilà, et il s'est endormi, ce soir, sur son mécontentement. Si vous le réveillez, il ne fera pas bon ici pour vous.

Elle achevait à peine de parler ainsi, à voix basse, que le maître se réveillait.
– Que signifie ce feu? cria-t-il.

Il ne pouvait apercevoir la vieille mendiante qui occupait précisément le coin de l'âtre situé à la tête du lit. Il eût fallu, pour qu'il la vît, qu'il se penchât au dehors. De quoi il n'avait nulle envie, attendu qu'il était un peu gourd, ayant festoyé dans la journée. Il répéta toutefois sa question, mais déjà rendormi à moitié :
– Que signifie ce feu ?

La servante allait répondre, lorsque trois coups violents retentirent sur le « bank tossel ».
Le maître ne bougea plus.
Qui avait frappé ces trois coups? C'est ce que la servante n'aurait su dire. La «groac'h » n'avait pas fait un mouvement; les mains croisées sur ses genoux, elle aurait eu l'air d'une morte, n'était la plainte ininterrompue qui s'exhalait de ses lèvres et le grelottement qui secouait sa vieille peau.
La servante sentait sa peur de l'après-midi s'accroître d'une épouvante nouvelle.
– Chauffez-vous, marraine, dit-elle. Vous n'avez désormais qu'à entretenir la flamme.
Et, en grande hâte, elle gagna son lit qui était à l'autre bout de la cuisine.

Une fois couchée, elle fit semblant de dormir, mais ne cessa de veiller d'un œil, quoiqu'elle fût bien lasse. Au premier chant du coq, elle vit la pauvresse se lever, et disparaître.

– C'est bien une morte, pensa-t-elle; elle s'en va, parce que son heure est venue.

Dès que l'aube colora le ciel, la jeune fille se rhabilla, sans avoir pris son repos, et, d'un pas rapide, s'achemina vers le bourg. A l'église, elle trouva le recteur qui revêtait son surplis pour la célébration de la première messe basse.
– Au nom de Dieu, monsieur le recteur, confessez-moi sur-le-champ!

Et elle lui conta tout, l'histoire de la citerne et celle de la mendiante.

Le recteur lui dit :
– Soyez en paix! Tout ceci s'éclaircira, car tout ceci s'est fait avec le consentement de Dieu. La bonne femme reviendra vous visiter. Attendez-là, et, comme hier, recevez-la du mieux qu'il vous sera possible.

La pauvrette s'en retourna chez elle, réconfortée. Le soir même, la prédiction du recteur s'accomplit. La « groac'h » reparut. La servante avait eu soin. de lui préparer un grand feu dont tout l'âtre rayonnait. Comme la veille, la mendiante, à peine assise, se mit à gémir, seulement elle ne grelottait plus, ses haillons étaient presque secs, et ses gémissements mêmes étaient moins lugubres à entendre.

La jeune fille se sentait avec elle plus à l'aise; toutefois elle ne dormit pas plus que la nuit précédente, et, à l'aube, elle se rendit de nouveau près du recteur.

– Ce soir, dit celui-ci, vous verrez encore arriver la morte. Ce sera la troisième fois. Vous aurez acquis le droit de l'interroger. Demandez-lui pourquoi ses vêtements étaient si trempés avant-hier. Je suis sûr qu'elle vous donnera l'explication de tout.

C'était un homme de bon conseil que ce recteur, et qui savait, comme pas un, son métier de prêtre.

Cette fois, la servante alluma sur le foyer un vrai feu de Saint-Jean. A l'heure accoutumée, elle vit entrer la vieille, et la vieille prit place sur l'escabeau, à l'angle de la cheminée, non seulement sans grelotter, mais encore sans gémir.

La servante entama la conversation:
– Seigneur Dieu béni! Vous voilà en meilleur état, marraine. Pourquoi donc vos vêtements étaient-ils trempés à ce point, quand vous êtes venue ici tout d'abord?
– Je puis te le dire à présent, ma filleule, répondit la pauvresse. Depuis cinquante ans je fais pénitence au fond de la citerne qui est dans la cour.
– En ce cas, je vous ai peut-être blessée avant-hier, quand j'y ai jeté des pierres pour amuser l'enfant?
Tu m'as sauvée au contraire. Je ne pouvais sortir de ce trou qu'à la condition d'avoir une pierre dans la main, une pierre de secours jetée par un vivant.

Ce disant, la vieille fouilla dans la poche de sa jupe.
– Cette pierre, la voici, dit-elle. Je te la rends afin qu'elle te porte bonheur.
– Mais alors, reprit la jeune fille, ce n'est donc pas vous qui avez rejeté contre la maison tous les cailloux que j'avais lancés dans la citerne?
Certes, non! Celui qui faisait cela, c'était mon mauvais ange. Heureusement, il n'a pas pu les rejeter tous. Je tenais déjà bien serrée dans ma main la pierre qui devait me sauver. C'est celle que je t'ai remise. Garde-la précieusement. Je ne saurais te faire un meilleur cadeau, en reconnaissance du service que tu m'as rendu. Mais si tu t'en sépares, le bonheur sortira de ta maison avec elle.
– Je vous remercie, dit la jeune servante. Je veillerai sur cette pierre de salut comme sur la prunelle de mes yeux. Si vous allez maintenant en paradis, faites savoir à ma mère que vous m'aurez vue.
– Oui, répondit la pauvresse, mais j'attends encore de toi une dernière bonté.
– Parlez! je suis à vos ordres.
– Il me faut deux messes que tu feras dire à mon intention, dans la chapelle de Saint-Carré, par le recteur qui t'a si bien disposée à mon égard.
– Soit.

La servante n'eût pas plus tôt prononcé ce mot que la vieille s'évanouit en une petite fumée blanche.

Le recteur de Langoat, le dimanche suivant, partit pour Saint-Carré. Il y célébra les deux messes sollicitées par la mendiante. La jeune servante assista à l'une et à l'autre. Comme elle s'en revenait, nu-pieds, elle vit un léger nuage de poussière s'élever devant elle sur la route; ce nuage prit peu à peu la forme de la pauvresse. Seulement le visage semblait tout jeune et resplendissait d'une clarté surnaturelle.

Le vœu de la morte était accompli.

(Conté par Marie Corre. Penvénan, 1886.)


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