Au temps jadis, demeurait au castel de Wegelnbourg une belle demoiselle, fille du seigneur du lieu. Nombreux étaient ses adorateurs : mais comme sous ses dehors séduisants se cachait un cœur insensible et hautain, elle repoussait froidement tous les prétendants, déclarant qu’elle n’éprouvait nul besoin d’être aimée. D’aucuns en dépérirent d’amour à tel point, que c’était pitié de les voir se dessécher et s’épuiser comme des plantes privées d’eau. Plusieurs même se donnèrent la mort de désespoir. Pour punition de tant de dureté de cœur, la cruelle jeune fille dut quitter le monde des vivants à la fleur de l’âge, mais non pour goûter le repos éternel.
Changée en un esprit errant, elle se tient encore aujourd’hui, près du manoir, sous un rocher d’où découle une source d’eau glacée. Une fois par semaine, le vendredi à minuit, elle reprend une forme visible pour les humains. Sortant alors de son rocher, la première fois elle apparaît sous l’aspect d’un serpent, le deuxième vendredi sous celui d’un énorme crapaud, et la troisième fois enfin, il lui est permis de se faire admirer dans sa beauté de vierge marmoréenne. Assise sur son rocher, après s’être baignée dans la source, elle attend que quelqu’un vienne la délivrer, serait-il grand seigneur ou simple charbonnier.
Celui qui veut tenter l’aventure doit gravir le rocher, et au sommet il trouvera un coffret renfermant des écailles jaunes de serpent, un lambeau de peau de crapaud et une boucle de beaux cheveux blonds. Muni de ces objets, le vendredi suivant il retournera à minuit, par le clair de lune, sur le rocher désert, pour attendre que la jeune fille vienne se laver à la fontaine. Pendant trois vendredis de suite, il assistera ainsi à chacune des trois transformations, et chaque fois il embrassera la malheureuse créature sur la bouche. Si sans dégoût et sans terreur il peut accomplir cet acte, la belle châtelaine est délivrée ; il obtient sa main et son cœur, et reçoit en dot la cassette, dont le contenu se transforme en pierres précieuses d’une richesse incalculable. Beaucoup de prétendants ont tenté de faire la conquête de la belle et du coffret; plus d’un est mort d’épouvante à l’aspect du monstre.
Un jour, un pauvre bûcheron, poussé par la misère, plus effroyable encore que la mort, eut le courage de risquer l’entreprise. A la première épreuve il réussit à baiser sur la bouche le serpent ; mais le deuxième vendredi, en se voyant en présence du hideux crapaud, il ne put vaincre l’effroi qui s’empara de lui, et il prit la fuite, plein d’horreur et de dégoût.
Le rocher où cette infortunée attend sa délivrance porte le nom de Rocher du crapaud ou Fauteuil du crapaud.