La légende de l'architecte de la cathédrale de Cologne [Cologne (Köln),(Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne)]

Publié le 9 mai 2023 Thématiques: Âme , Architecte , Cathédrale , Construction , Construction inachevée , Diable , Diable architecte , Diable roulé , Domestique | Serviteur , Ermite , Evèque , Légende chrétienne , Pacte avec le Diable , Plan , Prêtre | Curé , Prière , Relique , Ruse ,

La cathédrale de Cologne en 1825
La cathédrale de Cologne en 1825. Source 1901, Public domain, via Wikimedia Commons
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Source: Kiefer F.J. / Légendes et traditions du Rhin de Bâle à Rotterdam (1868) (9 minutes)
Lieu: Cathédrale de Cologne (Kölner Dom) / Cologne (Köln) / Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne

C'était vers le milieu du 13. siècle que Conrad de Hochsteden, archevêque de Cologne prit la résolution d'élever en cette ville un Dôme qui surpassât en grandeur et en magnificence tous les temples de la chrétienté.

Conrad lui-même était en possession de grandes richesses qu'il était prêt à sacrifier à cette fin pieuse, on devait s'attendre à de nombreuses générosités de la part de la ville que l'édifice embellirait, on pouvait compter que les dons arriveraient de près et de loin; on ne rencontrait donc pas d'obstacles financiers pour l'exécution de la grande entreprise, mais il s'agissait de trouver un architecte capable de concevoir un plan qui répondît entièrement à cette sublime pensée.

Eh bien cet architecte se trouva à Cologne même, où il s'était acquis une haute réputation par les chefs-d'oeuvre qu'il avait déjà exécutés et qui ne laissaient aucun doute sur son talent. Voilà donc le génie qui devait réussir à élever ce temple majestueux.

L'Archevêque appela auprès de lui l'architecte, lui enjoignant, de tracer en un an le plan du dôme; lui-même se chargea en attendant des autres préparatifs, ainsi que du soin de faire amener des matériaux en abondance.

Le maître était extrêmement flatté de la confiance du prélat. Avide de la gloire que devait lui préparer et conserver pour jamais l'exécution d'une entreprise aussi gigantesque, il promit d'inventer et de tracer sur parchemin un plan de temple qui surpasserait tous les plans présents et futurs par la sublime grandeur du style et par le luxe des détails.

Dès l'instant que l'archévêque confiant en la promesse du maître, l'eut gracieusement congédié, celui-ci ne pensa plus qu'à son projet grandiose. Il renonça à toute autre entreprise quelque avantageuse qu'elle fût, pour réfléchir uniquement sur l'ordonnance et la distribution du grand édifice, sur les voussures des parvis et la disposition des colonnes. Il voulait que ce temple devînt le monument de la piété de son temps, et qu'il transmît à la postérité le nom de l'architecte. Mais il avait beau s'épuiser en méditations, faire esquisse sur esquisse, et plan sur plan, pendant dix mois entiers, il ne savait se satisfaire à lui-même ni à l'archévêque. L'idéal qu'il portait dans son âme et que son esprit apercevait souvent dans toute sa perfection, il ne savait ni bien le saisir ni le transporter sur le parchemin.

L'image qui frappait si vivement sa vue quand les ténèbres de la nuit entouraient sa couche, disparaissait dès que l'aube se montrait et que le maître reprenait le compas et la planche. On aurait dit qu'un mauvais génie ne lui laissait apercevoir le sublime ensemble de l'édifice que pour le narguer.

Sur ces entrefaites approchait le terme fixé par Conrad de Hochsteden pour la remise du dessin et du plan du Dôme. L'architecte, morose et découragé parcourait les champs et les bois pendant des journées entières, la tristesse et l'inquiétude de son âme allaient toujours croissant. N'ayant pas encore esquissé son plan définitif, il craignait à la fois le mépris de son protecteur et le persiflage de ses concitoyens.

Il errait ainsi il n'était plus qu'à trois jours du terme fatal dans les lieux les plus écartés de la forêt des Sept-montagnes. La nuit l'avait surpris et un orage épouvantable versait la pluie par torrents. Aucun objet n'était distinct au milieu de l'épaisseur des ténèbres, et ce n'était qu'à l'éclat des éclairs qu'il voyait les groupes d'arbres qui l'environnaient, et dont les troncs puissants lui semblaient des géants qui le menaçaient les bras levés. L'orage, les éclairs, cette lutte des éléments étaient trop en harmonie avec ses sentiments, pour qu'il pût s'effrayer de ces visions; il ne pensait qu'à l'heure qui devait le couvrir de honte et d'opprobre, et voyait avec désespoir qu'un autre lui enlèverait la gloire d'être l'édificateur du nouveau temple.

Au moment où, en proie à la fièvre de la, folie, il maudissait son sort, le dôme et tous ceux qui devaient y travailler un jour, la foudre frappa un chêne qui se trouvait près de lui, et un terrible coup de tonnerre accompagna l'éclair. Le tronc fut à l'instant embrasé, et l'architecte vit avec effroi un homme sortir des flammes et s'avancer vers lui.

Cet homme avait l'air d'un franc chasseur, quoique son manteau rouge et la plume de son chapeau à larges bords contrastassent singulièrement avec le costume d'un chasseur. „Quel horrible temps, édificateur du Dôme,“ dit-il en s'approchant à cloche-pied; „vous êtes probablement plus fatigué que moi qui me suis reposé jusqu'à présent derrière cet arbre. Comment se fait-il que vous parcouriez la forêt par une nuit aussi affreuse ? Si vous voulez me suivre, je vous conduirai par un chemin fort court hors de la forêt, et vous mettrai à l'abri de l'orage. Ces paroles parurent être une dérision amère au malheureux, qui s'entendait nommer architecte du Dôme, tandis qu'il avait cru voir un sourire ironique effleurer les lèvres de son interlocuteur au moment que celui-ci le gratifiait de ce titre. Sans répondre un mot, il tourna le dos au bizarre étranger. Celui-ci ne se rebuta pas, mais revint à la charge et lui fit signe d'approcher. Et comme s'il se disposait à un long colloque, il s'assit sous les branches protectrices d'un arbre touffu, attendant que l'autre l'imitât. Il couvrit avec soin ses pieds de son manteau, et en tirant une grosse bouteille de sa poche, il dit: „Buvez un coup à plus ample connaissance, maître! Cette liqueur n'est pas mauvaise, et si vous avez quelque chagrin, si vous méditez en vain quelque projet, vous ressentirez bientôt l'effet salutaire de ce breuvage.“ „Mon chagrin ne peut être dissipé par aucune boisson, répondit l'architecte, aucune potion ne me dévoilera ce que je cherche vainement à pénétrer. Epargnez-moi donc vos discours et gardez le contenu de votre bouteille. „Vous êtes un drôle peu sociable, dit l'étranger; „mais cela ne peut m'empêcher de vous offrir mes services et de vous être utile, comme je l'ai été à bien d'autres. Allons, buvez! et oubliez vos caprices." Disant cela, l'importun lui tint la bouteille sous le nez; et pour se débarrasser de lui, l'architecte l'accepta et but un bon coup. Quel feu circule tout-à-coup dans ses veines! Il se sent merveilleusement fortifié, une transformation s'est opérée en lui. Il sent une confiance en lui-même telle qu'il n'en a jamais eu auparavant, et s'écrie involontairement: „Ma foi, un véritable nectar, un cordial sans pareil!" En disant cela, il remit la bouteille à l'étranger et s'assit à côté de lui. Ho, ho!" reprit le mystérieux échanson, „ma potion est bonne et peut vous prouver que je ne suis pas dépourvu de pouvoirs; je sais même, ne vous effrayez pas que vous couvez le plan d'une superbe église; mais ni plan, ni construction ne vous réussiront à moins que je ne vous vienne en aide.“ Etonné de ces paroles, l'architecte fixa sur son compagnon un regard éperdu. Il crut remarquer dans ses traits un ricanement, un rire malicieux; en même temps un sentiment étrange s'empara de son esprit que la boisson enivrante troublait en quelque sorte. „Je vois bien,“ lui dit l'étranger, que votre confiance en moi n'est pas encore bien affermie, et cependant je suis le seul qui puisse et qui veuille vous secourir. Allons, camarade! encore un coup, et vous vous apercevrez .que le meilleur parti à prendre, c'est de vous rendre entièrement à ma discrétion. Mes conditions sont acceptables, et quant à ma parole je la tiens aussi bien que le plus honnête des humains tient son serment.“ L'architecte venait de goûter encore une fois à la boisson séduisante, il commençait à se réchauffer, et il était sur le point de demander, de quelle façon il pourrait terminer en trois jours son plan, lorsque l'autre, éclatant de rire, tira de sa poche un grand parchemin qu'il déroula aux regards étonnés du maître. L'image du dôme s'y trouvait en traits de feu et telle que le génie du maître se l'était toujours représentée sans qu'il eût jamais pu la fixer sur la planche. „Oh oui, c'est elle," s'écria-t-il, „,c'est l'image parfaite que je vis sans cesse dans mon esprit, et qui me fut toujours enlevée comme par enchantement. C'est cette image que je voyais dans mes rêves, qui me poursuivait sans relâche à mon reveil, et qui m'échappe chaque fois que je pense l'avoir saisie.

„Eh bien,“ dit l'autre, je vous cède ce plan, qu'il soit à vous. Je n'exige qu'une chose — qu’une bagatelle; il faut que vous signiez ce pacte d'une goutte de votre sang. Tenez, lisez !" continuat-il en lui présentant les tablettes sur lesquelles le contrat était tracé en peu de mots, je possède une quantité de ces écrits, et j'ai la manie d'augmenter ma collection." L'architecte faillit tomber à la renverse; car il venait de lire avec effroi le nom de celui à qui il allait se livrer. Mais l'alternative de la gloire ou de la honte lui ôta la réflexion; il souscrivit. La foudre éclata de nouveau sur un chêne voisin; le génie malfaisant disparut; et d'épaisses ténèbres enveloppèrent le malheureux.

Hors de lui, il s'éloigna d'un pas chancelant. Peu-à-peu la pluie avait cessé. A la lueur du crépuscule du matin, l'architecte retrouva enfin le chemin qui conduisait hors de la forêt vers les bords du Rhin. Là, un batelier, qui s'était abrité pendant les orages de la nuit dans une sinuosité du fleuve, et qui se disposait à descendre vers Cologne, le reçut dans sa barque.

Le jour fixé pour la remise du plan était enfin arrivé. Une mélancolie indicible était répandue sur les traits de l'architecte, lorsqu'il se présenta devant l'archévêque et qu'il déroula le plan. Celui-ci transporté d'admiration, s'écria: Quel superbe dôme! ce sera un temple auquel nul autre de la chrétienté ne pourra être comparé. Maître sublime, votre gloire passera à la postérité la plus reculée, et ne s'éclipsera que par la ruine des murs que nous allons élever en l'honneur du Très-Haut.

On se mit à l'oeuvre avec ardeur. Des milliers de bras travaillaient sans relâche et au bout de quelques mois on voyait ça et là les fondements sortir des profondeurs et se montrer à fleur de terre.

Le chef dirigeait les travaux avec le zèle le plus louable, la maçonnerie avançait rapidement, et lui cependant ne goutait pas un instant de satisfaction. Souvent il était sombre et absorbé par ses pensées; à son regard fixe on voyait que son âme était loin de là. L'archevêque avait ordonné que le nom de l'architecte fût gravé sur une table d'airain, et qu'on la maçonnât dans un lieu convenable du dôme; ces ordres furent exécutés. Mais ni ces honneurs, ni la bienveillance du prince ne pouvaient vaincre la profonde tristesse qui s'emparait de lui de plus en plus. Il finit par s'absorber dans une seule pensée: la perte de son âme, la damnation éternelle. Il vit avec une pénible angoisse la rapidité avec laquelle l'édifice montait.

Incapable de supporter plus longtemps cette torture morale, il finit par confier son secret à son confesseur. Celui-ci lui promit de l'assister de ses prières et de ses mortifications, mais il lui conseilla cependant de se rendre auprès d'un ermite des montagnes de l’Eifel, célèbre par ses nombreux exorcismes.

Bourrelé par ses remords, l'architecte partit. L'ermite le consola par la promesse qu'il lui fit de délivrer son âme au moyen de prières qu'ils feraient en commun.

Il lui donna en outre l'assurance que l'énorme péché qu'il avait commis en signant un pacte avec le démon, pouvait être effacé par des exercices de pénitence.

Durant des semaines entières, le pécheur repentant se mortifia, se soumit aux plus rudes flagellations et accomplit patiemment tout ce que le pieux frère lui avait prescrit. Un jour celui-ci lui déclara qu'il pouvait retourner chez lui, et reprendre la direction de son grand ouvrage. Le démon, lui dit-il, n'aura plus de pouvoir sur vous, pour autant que vous meniez à l'avenir une vie repentante et, pieuse.

L'architecte retourna à Cologne, muni de la bénédiction du solitaire; mais il ne lui fut pas donné d'achever son oeuvre. Des différends survenus entre la ville et l'électeur arrêtèrent la construction du temple. Accablé de chagrin et de douleur à cause de cette interruption, l'architecte se retira, dans la plus grande solitude. Peu d'années après il mourut dans un complet oubli.

La nuit de son trépas disparut du Dôme la table d'airain qui portait son nom. Dans la suite ces dissentions devinrent tellement graves, que les constructions furent entièrement abandonnées.

L'ouvrage colossal, commencé sous les auspices du démon, ne pouvait être achevé, après que celui-ci eut perdu sa proie. Au moyen de la discorde, de la haine et de l'envie, l'esprit malin était parvenu à interrompre l'édification d'un temple qui aurait été le monument le plus sublime de la piété active et persévérante de son siècle.

Il était réservé à notre époque d'entreprendre l'achèvement de cet oeuvre grandiose.

Puisse le démon de la discorde ne jamais réussir à arrêter de nouveau cet ouvrage. Puisse son souffle infernal ne jamais infecter le cœur de ceux qui s'unirent pour achever cet ouvrage immortel.

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Source: Guerber, Hélène Adeline / Contes et légendes, tome 2 (1895) (8 minutes)
Lieu: Cathédrale de Cologne (Kölner Dom) / Cologne (Köln) / Rhénanie-du-Nord-Westphalie / Allemagne

L'archevèque de Cologne, Engelbert le Pieux, avait amassé de grands trésors qu'il destinait à la construction d'une cathédrale. Il fit donc venir le plus grand architecte de la ville, et lui commanda de faire les plans pour un édifice somptueux et de les lui apporter à une époque fixée. L'architecte, enchanté de cette commission, rentra chez lui tout joyeux, prit une grande feuille de parchemin qu'il étendit sur sa table, prépara ses compas, ses règles, et ses plumes, et voulut commencer à dessiner. Malheureusement les idées ne lui venaient pas aussi promptement qu'il l'avait espéré, et vers la fin du jour il était encore assis devant sa table, et n'avait pas tracé une seule ligne.

Allons," se dit-il, "évidemment je ne me porte pas bien, puisque mon cerveau refuse de travailler comme d'habitude. Peut-être qu'un peu d'exercice me ferait du bien," et en disant ces mots il sortit de son atelier et alla se promener.

Tout en marchant il pensait sans cesse à la cathédrale qui devait être placée au milieu de la ville, et dont les tours et le clocher s'élèveraient au-dessus de toutes les autres églises de la ville. Quand il arriva en dehors d'une des portes de la ville, et qu'il se trouva au bord du Rhin, il eut tout à coup une idée lumineuse, et vit en imagination le plan idéal qu'il avait cherché en vain toute la journée. Craignant que cette vision ne lui échappât s'il ne la dessinait pas tout de suite, il regarda autour de lui pour trouver un petit morceau de papier ou une planche, mais il n'y avait rien de pareil. Le sable uni de la plage lui offrait cependant une grande surface, et il se mit à y dessiner avec ardeur, en se servant de sa canne comme crayon.

Le plan, la coupe, et l'élévation d'une cathédrale magnifique, se trouvèrent bientôt esquissés sur la plage, et quand la dernière ligne y eut été tracée, il se redressa fièrement et s'écria tout haut:
-"Voilà le plan d'une cathédrale qui immortalisera mon nom! Il n'y en a pas une seule au monde qui soit aussi belle que celle-là!"

A peine eut-il fini ces mots, cependant, qu'il entendit un petit ricanement, et quand il se tourna brusquement, il vit un petit vieillard qui se tenait les côtes de rire.
-"Pourquoi riez-vous ainsi?" demanda l'architecte avec humeur.
-"Parce que vous vous imaginez que vous avez inventé ce plan, qui est une copie exacte de la cathédrale de Mayence," répondit le vieillard, en riant de plus belle.

L'architecte regarda son plan tout ébahi, et s'aperçut bientôt que le vieillard avait dit vrai, et que sa mémoire lui avait joué un bien mauvais tour. Il effaça rapidement son dessin, et une nouvelle idée lui étant venue, il commença à tracer un autre plan, tout à fait différent et cependant beaucoup plus beau que le premier.

Il était tellement absorbé qu'il oublia entièrement le vieillard, et quand il eut fini il s'écria avec transport:
-"Voilà un plan vraiment magnifique. Il n'y a point de cathédrale au monde qui puisse rivaliser avec celle-là.”
-"Non; pas une seule excepté celle d'Anvers, dont c'est une copie exacte," répondit le vieillard, en recommençant son ricanement moqueur.

L'architecte, indigné, regarda son plan, mais il fut bien obligé de reconnaître que le vieillard avait raison. Il effaça donc toutes les lignes qui couvraient le sable, le nivela de nouveau, et commença un troisième dessin, encore plus merveilleux que les deux précédents. Quand il eut fini, il se tourna fièrement vers le vieillard en disant:
-“Voilà un plan, auquel vous ne pouvez sûrement rien trouver à redire!"
-"Non; rien excepté que c'est le plan de la cathédrale de Beauvais!" dit l'étranger.

L'architecte était si furieux d'être obligé de reconnaître la justesse de cette critique, qu'il jeta sa canne aux pieds du vieillard en disant :
-"C'est bel et bon, mon petit monsieur, vous savez fort bien vous moquer des autres, mais je voudrais bien voir quel espèce de plan vous dessineriez.”

A ces mots le vieillard saisit la canne et commença à dessiner avec une rapidité étonnante. L'architecte suivait chaque mouvement avec un étonnement croissant, car le plan, esquissé à la hâte par le vieillard, était d'une beauté merveilleuse. Quand la dernière ligne fut tracée, le vieillard se tourna vers lui et dit d'un ton moqueur:
-"Eh bien, monsieur l'architecte, que pensez-vous de cela?"
-"Je pense," murmura l'architecte, interdit; "je pense que vous êtes le plus grand architecte du monde, ou bien... -"Sa Majesté Satanique, à votre service," continua le vieillard en faisant un salut ironique. "Je suis venu ici, mon cher, pour vous offrir ce plan. Vous n'en trouverez jamais de plus beau, personne ne saura que ce n'est pas vous qui l'avez inventé, et si vous voulez bien signer un petit papier pour me promettre votre âme, je vous le donnerai, et vous en aurez toute la gloire."

L'architecte, qui mourait d'envie d'avoir ce plan, recula cependant d'horreur quand il entendit la proposition de Satan, et quand celui-ci continua à lui parler il fit en tremblant le signe de la croix en criant:
-"Retire-toi de moi, Satan."

Bien entendu le diable disparut aussitôt, et l'architecte, s'apercevant qu'une vague avait complètement effacé le beau dessin, rentra chez lui tout troublé. Malgré tous ses efforts il ne pouvait se rappeler une seule partie de la cathédrale esquissée par le diable, mais cependant ce plan le poursuivait tellement qu'il ne pouvait penser à rien d'autre.

Le temps se passa, et enfin arriva la veille du jour fixé pour la présentation du plan. L'architecte n'avait pas encore commencé son dessin; la grande feuille de parchemin était toute blanche, et il était au désespoir. A la nuit tombante il sortit furtivement, et alla se promener au bord du fleuve, où il rencontra le petit vieillard, qui s'approcha de lui bien amicalement et lui dit tout bas:
-"Eh bien, monsieur l'architecte, ne voulez-vous pas mon beau dessin? Vous n'avez qu'à signer ce méchant petit papier, et vous aurez un plan qui immortalisera votre nom!"

La tentation était trop forte, l'architecte céda, et dit en haletant: "Donnez-le-moi vite, je signerai tout ce que vous voudrez."
-"Bravo!" dit le diable, "voilà qui est bien dit. Venez ici à minuit, je vous donnerai le plan, vous signerez le pacte, et l'affaire sera réglée.”

L'architecte rentra chez lui, s'enferma dans son cabinet, et pensa à ce qu'il avait fait. Il avait vendu son âme au diable pour un plan, un plan magnifique, il est vrai. Il avait peur, bien peur; mais il voulait le plan, coûte que coûte. Brisé d'émotions, il tomba enfin à genoux, et commença à prier à haute voix, en répétant à chaque instant: "Pardonnez-moi, Seigneur, si je vends mon âme au diable; mais le plan qu'il m'offre est si beau, si beau que je ne puis résister à la tentation d'aller le chercher à minuit; pardonnez-moi, Seigneur, et sauvez-moi quand même."

Sa vieille gouvernante, qui était fort curieuse, et qui avait remarqué le trouble de son maître, avait l'oreille au trou de la serrure, et quand elle entendit que son maître allait vendre son âme au diable pour obtenir un plan pour la cathédrale, elle faillit tomber à la renverse.

Dans son épouvante elle courut droit à l'église, confessa tout ce qu'elle avait entendu, et supplia le prêtre de sauver l'âme de son pauvre maître avant qu'il ne fût trop tard.

Le prêtre écouta toute l'histoire avec la plus grande attention, et quand la femme eut entièrement fini de parler, il dit :
-"Ma bonne femme, vous comprenez bien que ce plan doit être fameusement beau, puisque votre maître, qui s'y connaît, veut bien l'acheter au prix de son salut.

Les âmes sont précieuses, en effet, et il nous faut absolument sauver celle de votre maître; mais, si c'est possible, nous aurons ce dessin aussi.'

Après avoir dûment réfléchi, il alla chercher une sainte relique, un morceau de la vraie croix, qu'il donna à la vieille femme, en lui disant de la porter à son maître, et de lui dire de la cacher sous son manteau, quand il irait au rendez-vous. Il lui recommanda aussi de dire à l'architecte de faire tout son possible pour obtenir le plan avant de signer le pacte, et de se servir de la relique pour exorciser le démon s'il essayait de le saisir.

La vieille femme obéit, et l'architecte alla au rendezvous tenant la sainte relique sur son cœur. Au dernier coup de minuit, le diable arriva, tenant le plan d'une main et le pacte de l'autre. -"Tenez, monsieur l'architecte," dit-il, "voici le petit pacte dont j'ai eu l'honneur de vous parler tantôt. Signez vite, et vous aurez ce plan, le plus beau qu'on ait jamais vu."

L'architecte mit sa main dans sa poche, qui était vide, et dit naïvement: "Tiens, j'ai oublié mon crayon et ma plume.
-"Prenez votre canif, faites-vous une petite entaille au poignet, et signez avec votre sang," dit le diable, avec impatience.
-"C'est que je n'ai pas de canif, non plus," dit l'architecte, en feignant un regret qu'il était loin de ressentir.
-"Attendez un instant," dit le diable, "je trouverai bien une pierre tranchante qui fera l'affaire," et il commença à tâter à terre. Comme il n'avait qu'une main de libre, il ne trouva pas tout de suite ce qu'il cherchait, et voyant que l'architecte ne l'aidait pas, il lui tendit enfin le pacte et le plan en disant:
-"Tenez ces paperasses jusqu'à ce que j'aie trouvé ce qu'il nous faut.”

L'architecte saisit le plan, le cacha sous son manteau, prit la sainte relique, et quand le diable leva la tête, il la lui montra en criant de toutes ses forces: "Retire6toi de moi, Satan, au nom du Christ qui est mort sur cette croix."

Le diable, tremblant de rage, et voyant qu'il avait été dupé, se retira en jurant que la cathédrale ne serait jamais finie sans son consentement, et que le nom de l'architecte serait entièrement oublié.

Quant à l'architecte il retourna chez lui tout joyeux, rendit la relique à sa gouvernante en l'embrassant, et porta le plan à l'archevêque le lendemain même.

La cathédrale fut commencée tout de suite, et avança bien rapidement. L'architecte fit graver son nom en grosses lettres sur une immense pierre de taille qu'il fit hisser sur la tour presque achevée. Mais, pendant qu'il était debout sur ce bloc que les ouvriers n'avaient pas assujetti convenablement, il tomba du haut en bas de la cathédrale, et fut écrasé par la pierre qui tomba sur lui.

Les travaux commencés furent suspendus, et pendant plusieurs siècles la cathédrale resta en plan. Enfin on se décida à la finir, et comme il n'y avait pas assez d'argent, on établit une loterie pour en obtenir. Les personnes qui n'aiment pas les loteries, dirent donc que c'était l'œuvre du diable, et qu'il était évident qu'il avait enfin consenti à ce que la cathédrale fût finie. Mais le nom de l'architecte est entierement inconnu ; et on ne sait pas à qui l'on doit cette cathédrale magnifique qui est en effet un des plus beaux édifices du monde.


  • La cathédrale de Cologne en 1825

    La cathédrale de Cologne en 1825 -

  • Cathédrale de Cologne

    Cathédrale de Cologne - Velvet, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons

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