C'était vers le milieu du 13. siècle que Conrad de Hochsteden, archevêque de Cologne prit la résolution d'élever en cette ville un Dôme qui surpassât en grandeur et en magnificence tous les temples de la chrétienté.
Conrad lui-même était en possession de grandes richesses qu'il était prêt à sacrifier à cette fin pieuse, on devait s'attendre à de nombreuses générosités de la part de la ville que l'édifice embellirait, on pouvait compter que les dons arriveraient de près et de loin; on ne rencontrait donc pas d'obstacles financiers pour l'exécution de la grande entreprise, mais il s'agissait de trouver un architecte capable de concevoir un plan qui répondît entièrement à cette sublime pensée.
Eh bien cet architecte se trouva à Cologne même, où il s'était acquis une haute réputation par les chefs-d'oeuvre qu'il avait déjà exécutés et qui ne laissaient aucun doute sur son talent. Voilà donc le génie qui devait réussir à élever ce temple majestueux.
L'Archevêque appela auprès de lui l'architecte, lui enjoignant, de tracer en un an le plan du dôme; lui-même se chargea en attendant des autres préparatifs, ainsi que du soin de faire amener des matériaux en abondance.
Le maître était extrêmement flatté de la confiance du prélat. Avide de la gloire que devait lui préparer et conserver pour jamais l'exécution d'une entreprise aussi gigantesque, il promit d'inventer et de tracer sur parchemin un plan de temple qui surpasserait tous les plans présents et futurs par la sublime grandeur du style et par le luxe des détails.
Dès l'instant que l'archévêque confiant en la promesse du maître, l'eut gracieusement congédié, celui-ci ne pensa plus qu'à son projet grandiose. Il renonça à toute autre entreprise quelque avantageuse qu'elle fût, pour réfléchir uniquement sur l'ordonnance et la distribution du grand édifice, sur les voussures des parvis et la disposition des colonnes. Il voulait que ce temple devînt le monument de la piété de son temps, et qu'il transmît à la postérité le nom de l'architecte. Mais il avait beau s'épuiser en méditations, faire esquisse sur esquisse, et plan sur plan, pendant dix mois entiers, il ne savait se satisfaire à lui-même ni à l'archévêque. L'idéal qu'il portait dans son âme et que son esprit apercevait souvent dans toute sa perfection, il ne savait ni bien le saisir ni le transporter sur le parchemin.
L'image qui frappait si vivement sa vue quand les ténèbres de la nuit entouraient sa couche, disparaissait dès que l'aube se montrait et que le maître reprenait le compas et la planche. On aurait dit qu'un mauvais génie ne lui laissait apercevoir le sublime ensemble de l'édifice que pour le narguer.
Sur ces entrefaites approchait le terme fixé par Conrad de Hochsteden pour la remise du dessin et du plan du Dôme. L'architecte, morose et découragé parcourait les champs et les bois pendant des journées entières, la tristesse et l'inquiétude de son âme allaient toujours croissant. N'ayant pas encore esquissé son plan définitif, il craignait à la fois le mépris de son protecteur et le persiflage de ses concitoyens.
Il errait ainsi il n'était plus qu'à trois jours du terme fatal dans les lieux les plus écartés de la forêt des Sept-montagnes. La nuit l'avait surpris et un orage épouvantable versait la pluie par torrents. Aucun objet n'était distinct au milieu de l'épaisseur des ténèbres, et ce n'était qu'à l'éclat des éclairs qu'il voyait les groupes d'arbres qui l'environnaient, et dont les troncs puissants lui semblaient des géants qui le menaçaient les bras levés. L'orage, les éclairs, cette lutte des éléments étaient trop en harmonie avec ses sentiments, pour qu'il pût s'effrayer de ces visions; il ne pensait qu'à l'heure qui devait le couvrir de honte et d'opprobre, et voyait avec désespoir qu'un autre lui enlèverait la gloire d'être l'édificateur du nouveau temple.
Au moment où, en proie à la fièvre de la, folie, il maudissait son sort, le dôme et tous ceux qui devaient y travailler un jour, la foudre frappa un chêne qui se trouvait près de lui, et un terrible coup de tonnerre accompagna l'éclair. Le tronc fut à l'instant embrasé, et l'architecte vit avec effroi un homme sortir des flammes et s'avancer vers lui.
Cet homme avait l'air d'un franc chasseur, quoique son manteau rouge et la plume de son chapeau à larges bords contrastassent singulièrement avec le costume d'un chasseur. „Quel horrible temps, édificateur du Dôme,“ dit-il en s'approchant à cloche-pied; „vous êtes probablement plus fatigué que moi qui me suis reposé jusqu'à présent derrière cet arbre. Comment se fait-il que vous parcouriez la forêt par une nuit aussi affreuse ? Si vous voulez me suivre, je vous conduirai par un chemin fort court hors de la forêt, et vous mettrai à l'abri de l'orage. Ces paroles parurent être une dérision amère au malheureux, qui s'entendait nommer architecte du Dôme, tandis qu'il avait cru voir un sourire ironique effleurer les lèvres de son interlocuteur au moment que celui-ci le gratifiait de ce titre. Sans répondre un mot, il tourna le dos au bizarre étranger. Celui-ci ne se rebuta pas, mais revint à la charge et lui fit signe d'approcher. Et comme s'il se disposait à un long colloque, il s'assit sous les branches protectrices d'un arbre touffu, attendant que l'autre l'imitât. Il couvrit avec soin ses pieds de son manteau, et en tirant une grosse bouteille de sa poche, il dit: „Buvez un coup à plus ample connaissance, maître! Cette liqueur n'est pas mauvaise, et si vous avez quelque chagrin, si vous méditez en vain quelque projet, vous ressentirez bientôt l'effet salutaire de ce breuvage.“ „Mon chagrin ne peut être dissipé par aucune boisson, répondit l'architecte, aucune potion ne me dévoilera ce que je cherche vainement à pénétrer. Epargnez-moi donc vos discours et gardez le contenu de votre bouteille. „Vous êtes un drôle peu sociable, dit l'étranger; „mais cela ne peut m'empêcher de vous offrir mes services et de vous être utile, comme je l'ai été à bien d'autres. Allons, buvez! et oubliez vos caprices." Disant cela, l'importun lui tint la bouteille sous le nez; et pour se débarrasser de lui, l'architecte l'accepta et but un bon coup. Quel feu circule tout-à-coup dans ses veines! Il se sent merveilleusement fortifié, une transformation s'est opérée en lui. Il sent une confiance en lui-même telle qu'il n'en a jamais eu auparavant, et s'écrie involontairement: „Ma foi, un véritable nectar, un cordial sans pareil!" En disant cela, il remit la bouteille à l'étranger et s'assit à côté de lui. Ho, ho!" reprit le mystérieux échanson, „ma potion est bonne et peut vous prouver que je ne suis pas dépourvu de pouvoirs; je sais même, ne vous effrayez pas que vous couvez le plan d'une superbe église; mais ni plan, ni construction ne vous réussiront à moins que je ne vous vienne en aide.“ Etonné de ces paroles, l'architecte fixa sur son compagnon un regard éperdu. Il crut remarquer dans ses traits un ricanement, un rire malicieux; en même temps un sentiment étrange s'empara de son esprit que la boisson enivrante troublait en quelque sorte. „Je vois bien,“ lui dit l'étranger, que votre confiance en moi n'est pas encore bien affermie, et cependant je suis le seul qui puisse et qui veuille vous secourir. Allons, camarade! encore un coup, et vous vous apercevrez .que le meilleur parti à prendre, c'est de vous rendre entièrement à ma discrétion. Mes conditions sont acceptables, et quant à ma parole je la tiens aussi bien que le plus honnête des humains tient son serment.“ L'architecte venait de goûter encore une fois à la boisson séduisante, il commençait à se réchauffer, et il était sur le point de demander, de quelle façon il pourrait terminer en trois jours son plan, lorsque l'autre, éclatant de rire, tira de sa poche un grand parchemin qu'il déroula aux regards étonnés du maître. L'image du dôme s'y trouvait en traits de feu et telle que le génie du maître se l'était toujours représentée sans qu'il eût jamais pu la fixer sur la planche. „Oh oui, c'est elle," s'écria-t-il, „,c'est l'image parfaite que je vis sans cesse dans mon esprit, et qui me fut toujours enlevée comme par enchantement. C'est cette image que je voyais dans mes rêves, qui me poursuivait sans relâche à mon reveil, et qui m'échappe chaque fois que je pense l'avoir saisie.
„Eh bien,“ dit l'autre, je vous cède ce plan, qu'il soit à vous. Je n'exige qu'une chose — qu’une bagatelle; il faut que vous signiez ce pacte d'une goutte de votre sang. Tenez, lisez !" continuat-il en lui présentant les tablettes sur lesquelles le contrat était tracé en peu de mots, je possède une quantité de ces écrits, et j'ai la manie d'augmenter ma collection." L'architecte faillit tomber à la renverse; car il venait de lire avec effroi le nom de celui à qui il allait se livrer. Mais l'alternative de la gloire ou de la honte lui ôta la réflexion; il souscrivit. La foudre éclata de nouveau sur un chêne voisin; le génie malfaisant disparut; et d'épaisses ténèbres enveloppèrent le malheureux.
Hors de lui, il s'éloigna d'un pas chancelant. Peu-à-peu la pluie avait cessé. A la lueur du crépuscule du matin, l'architecte retrouva enfin le chemin qui conduisait hors de la forêt vers les bords du Rhin. Là, un batelier, qui s'était abrité pendant les orages de la nuit dans une sinuosité du fleuve, et qui se disposait à descendre vers Cologne, le reçut dans sa barque.
Le jour fixé pour la remise du plan était enfin arrivé. Une mélancolie indicible était répandue sur les traits de l'architecte, lorsqu'il se présenta devant l'archévêque et qu'il déroula le plan. Celui-ci transporté d'admiration, s'écria: Quel superbe dôme! ce sera un temple auquel nul autre de la chrétienté ne pourra être comparé. Maître sublime, votre gloire passera à la postérité la plus reculée, et ne s'éclipsera que par la ruine des murs que nous allons élever en l'honneur du Très-Haut.
On se mit à l'oeuvre avec ardeur. Des milliers de bras travaillaient sans relâche et au bout de quelques mois on voyait ça et là les fondements sortir des profondeurs et se montrer à fleur de terre.
Le chef dirigeait les travaux avec le zèle le plus louable, la maçonnerie avançait rapidement, et lui cependant ne goutait pas un instant de satisfaction. Souvent il était sombre et absorbé par ses pensées; à son regard fixe on voyait que son âme était loin de là. L'archevêque avait ordonné que le nom de l'architecte fût gravé sur une table d'airain, et qu'on la maçonnât dans un lieu convenable du dôme; ces ordres furent exécutés. Mais ni ces honneurs, ni la bienveillance du prince ne pouvaient vaincre la profonde tristesse qui s'emparait de lui de plus en plus. Il finit par s'absorber dans une seule pensée: la perte de son âme, la damnation éternelle. Il vit avec une pénible angoisse la rapidité avec laquelle l'édifice montait.
Incapable de supporter plus longtemps cette torture morale, il finit par confier son secret à son confesseur. Celui-ci lui promit de l'assister de ses prières et de ses mortifications, mais il lui conseilla cependant de se rendre auprès d'un ermite des montagnes de l’Eifel, célèbre par ses nombreux exorcismes.
Bourrelé par ses remords, l'architecte partit. L'ermite le consola par la promesse qu'il lui fit de délivrer son âme au moyen de prières qu'ils feraient en commun.
Il lui donna en outre l'assurance que l'énorme péché qu'il avait commis en signant un pacte avec le démon, pouvait être effacé par des exercices de pénitence.
Durant des semaines entières, le pécheur repentant se mortifia, se soumit aux plus rudes flagellations et accomplit patiemment tout ce que le pieux frère lui avait prescrit. Un jour celui-ci lui déclara qu'il pouvait retourner chez lui, et reprendre la direction de son grand ouvrage. Le démon, lui dit-il, n'aura plus de pouvoir sur vous, pour autant que vous meniez à l'avenir une vie repentante et, pieuse.
L'architecte retourna à Cologne, muni de la bénédiction du solitaire; mais il ne lui fut pas donné d'achever son oeuvre. Des différends survenus entre la ville et l'électeur arrêtèrent la construction du temple. Accablé de chagrin et de douleur à cause de cette interruption, l'architecte se retira, dans la plus grande solitude. Peu d'années après il mourut dans un complet oubli.
La nuit de son trépas disparut du Dôme la table d'airain qui portait son nom. Dans la suite ces dissentions devinrent tellement graves, que les constructions furent entièrement abandonnées.
L'ouvrage colossal, commencé sous les auspices du démon, ne pouvait être achevé, après que celui-ci eut perdu sa proie. Au moyen de la discorde, de la haine et de l'envie, l'esprit malin était parvenu à interrompre l'édification d'un temple qui aurait été le monument le plus sublime de la piété active et persévérante de son siècle.
Il était réservé à notre époque d'entreprendre l'achèvement de cet oeuvre grandiose.
Puisse le démon de la discorde ne jamais réussir à arrêter de nouveau cet ouvrage. Puisse son souffle infernal ne jamais infecter le cœur de ceux qui s'unirent pour achever cet ouvrage immortel.