Il y a bien longtemps, sur [la montagne de Fachepremont], les hommes passaient les soirées au jeu de boules, et ils étaient si passionnés pour leur distraction favorite que, dans le silence des belles nuits d’été , on entendait du fond des vallées voisines le choc des boules et les cris des joueurs.
Un dimanche de la Saint-Jean, ils s’attardèrent plus encore que de coutume, et jouèrent à la lueur d’un brasier. Soudain, ils remarquèrent au milieu d’eux un étranger, bizarre d’accoutrement et d’aspect, et tel qu’on n’en avait jamais vu un semblable dans le pays. Il avait des yeux de feu, des mains crochues, une barbe longue et ébouriffée et sur sa tête était posé un chapeau aux larges bords rabattus. Personne ne l’avait entendu venir, personne ne savait qui il était. Le jeu fut un instant interrompu, et tout le monde considéra avec étonnement et méfiance cet étrange compagnon. Mais lui, tout à son aise, s’adressa aux joueurs dans le patois de leur pays et leur demanda de prendre part à leurs jeux .
Comment refuser une offre si alléchante ? La partie s’engagea donc et l’étranger perdit, perdit… Mais, chose singulière, plus il sortait d’argent de sa bourse plus il semblait en rentrer. On aurait dit qu’il lui suffisait de se baisser et de toucher des cailloux pour les changer en pièces d’or. Il fallut que nos joueurs fussent bien échauffés par l’attrait du jeu et l’appât d’un gain facile, pour ne pas réfléchir à un fait aussi étrange. Enhardis par le succès, ils firent des paris extravagants, mais la chance tourna brusquement, et les malheureux perdirent non seulement l’argent gagné mais encore leur modeste enjeu.
Alors l’étranger se mit à ricaner et offrit à ses dupes un moyen de reprendre la partie interrompue. Il compta devant chacun d’eux vingt louis d’or qu’il leur promit, s’ils voulaient en échange vendre leur âme au diable. Les pièces d’or, agitées dans sa main, brillaient comme du feu. C’était vraiment une tentation du démon.
Cependant, comme le marché était grave, les plus intrépides hésitaient, tandis que l’étranger devenait plus insinuant, plus affable et plus pressant. Aveuglés par leur passion, les joueurs signèrent le pacte, et la partie reprit avec une ardeur nouvelle. Mais en peu de temps, l’or si mal acquis fut de nouveau perdu. L’étranger trichait au jeu, et, furieux, ses partenaires allaient se jeter sur lui, quand, tout à coup, la terre s’entr’ouvrit sous ses pieds ; une gerbe de feu et de flammes l’environna. Lucifer (car c’était lui), reprenant sa forme véritable, disparut dans l’abîme en leur criant : « Nous nous reverrons. »
En même temps, le brasier s’éteignait brusquement et les joueurs, fous de terreur, se trouvèrent plongés dans une épaisse obscurité. Le remords dans l’âme, tremblant de tous leurs membres, ils regagnèrent péniblement leur demeure , o ils rentrèrent au petit jour.
A partir de cette époque, on ne les vit plus rire . Ils moururent tous dans l’année, atteints d’un mal mystérieux et incurable, et tous les soirs, à minuit, leur âme revient jouer sur le lieu de leur perdition.
De la Roche du Diable on peut les apercevoir, par les nuits sombres, se chauffant autour d’un brasier et roulant des boules enflammées.