Les trois questions de Charlemagne [Saint-Gall (Saint-Gall / Suisse)]

Publié le 2 janvier 2024 Thématiques: Abbaye | Monastère , Berger , Charlemagne , Enigme , Noblesse , Prêtre | Curé , Récompense , Roi | Empereur , Ruse ,

Abbaye de Saint-Gall
Hansueli Krapf, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Guerber, Hélène Adeline / Contes et légendes, tome 2 (1895) (6 minutes)
Lieu: Abbaye de Saint-Gall / Saint-Gall / Saint-Gall / Suisse

L'empereur d'Allemagne, Charlemagne, se promenait un jour à cheval. Il arriva bientôt à l'abbaye de Saint Gall et aperçut l'abbé qui se promenait tout doucement dans son jardin. L'abbé était rose, et frais et bien gras, car il aimait la bonne chère, travaillait aussi peu que possible, et dormait profondément toute la nuit. L'empereur regarda un instant le gros abbé et se dit: "Je suis sûr que ce brave homme ne se tourmente pas beaucoup, et qu'il ne mérite pas la bonne vie qu'il mène. Il faut que je lui donne quelque chose à faire."

Alors l'empereur s'approcha du monastère, appela l'abbé, le salua cordialement, lui fit quelques questions, et finalement il lui dit : "Monsieur l'abbé, j'ai trois questions à vous faire, auxquelles il vous faudra donner dans trois mois des réponses exactes. Si vous me donnez les réponses correctes, vous pourrez rester abbé de Saint Gall; mais si vous ne pouvez pas y répondre, vous serez obligé de faire le tour de la ville, monté sur un âne, la figure tournée vers la queue, que vous tiendrez à la main en guise de bride."

Le pauvre abbé pâlit et se mit à trembler, car il savait bien qu'il n'était pas savant, et l'idée de traverser la ville, monté à rebours sur un âne, ne lui plaisait pas beaucoup. L'empereur sourit, en voyant l'embarras du pauvre abbé, et continua: "Voici les trois questions, abbé; faites-y bien attention, car j'exigerai la réponse dans trois mois au plus tard. La première est: Combien de temps me faudrait-il, à une minute près, pour faire le tour du monde ? La seconde est : Combien est-ce que je vaux, à un sou près, quand j'ai ma couronne sur la tête, mon sceptre à la main, et tous mes habits royaux? La troisième question est: Quelle est ma pensée ? et vous serez obligé de prouver que cette pensée n'est pas vraie."

Le pauvre abbé pâlit encore plus en entendant ces trois questions, et l'empereur partit en riant et en lui recommandant de trouver la réponse exacte, sous peine de faire le tour de la ville, monté à rebours sur un âne, tenant la queue de cette bête au lieu de bride.

L'abbé pensait nuit et jour à ces trois terribles questions. Il n'était plus heureux, il n'avait plus bon appétit, il ne dormait plus tranquille. Il écrivit à toutes les universités et à tous les savants du monde, il passa tout son temps dans la bibliothèque du monastère à étudier, mais ni lui ni personne d'autre ne pouvait trouver une réponse exacte aux trois questions de l'empereur.

Le premier mois s'écoula avec une rapidité effrayante, le second se passa de même, et le troisième était presque fini sans que la réponse à une seule question fût prête. L'abbé, au désespoir, alla se promener dans les champs. Tout en marchant il se lamentait à l'idée de la disgrâce publique qui l'attendait, s'il ne répondait pas correctement aux questions de l'empereur. Il était tellement absorbé dans ces réflexions qu'il s'arrêta tout surpris quand un de ses bergers s'approcha de lui et dit :
"Bonjour, monsieur l'abbé, êtes-vous malade? Vous êtes si pâle et si maigre, vous paraissez si triste, qu'avez-vous donc?"

Touché par la sympathie de son berger, le pauvre abbé lui dit :
"Ah, mon ami, vous êtes bien heureux d'être seulement berger; figurez-vous que l'empereur m'a demandé combien de temps, à une minute près, il lui faudrait pour faire le tour du monde à cheval; combien il vaut quand il a sa couronne sur la tête, son sceptre à la main, et tous ses habits royaux. Il exige aussi, non seulement que je devine sa pensée, mais que je prouve que cette pensée n'est pas vraie, sous peine de perdre ma place, et de faire le tour de la ville, monté sur un âne, la tête tournée vers la queue, que je serai forcé de tenir en guise de bride!"

Le pauvre abbé avait les larmes aux yeux en parlant ainsi, et il allait continuer tristement son chemin quand le berger l'arrêta.

Monseigneur," dit-il, “je ne suis qu'un pauvre berger; mais je suis convaincu que je pourrais répondre à ces trois questions. Si vous voulez me prêter votre habit, votre mitre, et votre crosse, j'irai à la cour de l'empereur à votre place."

L'abbé réfléchit un instant; puis, pensant que le berger serait obligé de faire le tour de la ville à sa place s'il ne répondait pas correctement aux questions de l'empereur, il consentit avec joie, et donna sa robe, sa mitre, et sa crosse au berger.

Quelques jours après, quand les trois mois étaient finis, on annonça à l'empereur que l'abbé de Saint Gall était arrivé, et demandait à lui parler. L'empereur se mit à rire, et dit aux domestiques: "Faites-le entrer." Un instant après le faux abbé parut. L'empereur le regarda malicieusement, et dit "Monsieur l'abbé, vous n'êtes plus aussi gras qu'il y a trois mois, ce me semble. Maintenant souvenez-vous bien que votre place dépend de vos réponses, et que si vous n'êtes pas parfaitement exact vous serez obligé de faire le tour de la ville, monté sur un âne, la figure tournée vers la queue, que vous tiendrez à la main au lieu de bride." Le faux abbé salua l'empereur, et dit gravement: "Oui, votre majesté, j'ai parfaitement bien compris la condition, et je suis prêt à répondre aux questions."

L'empereur, étonné du sang-froid de l'abbé, dit: "Combien de temps, à une minute près, me faudrait-il pour faire le tour du monde à cheval? Prenez votre temps, et répondez exactement.”

Le berger regarda l'empereur bien en face, et dit d'une voix assurée: "Si votre majesté monte à cheval à l'instant où le soleil paraît au-dessus de l'horizon, et voyage juste aussi vite que l'astre solaire, votre majesté fera le tour du monde en vingt-quatre heures, pas une seconde de plus ou de moins."

L'empereur était tellement surpris de recevoir cette réponse qu'il resta un instant interdit, mais comme il n'y avait rien à redire, il fut obligé de s'en contenter et passa à la seconde : “Combien est-ce que je vaux à un sou près, quand j'ai ma couronne royale sur la tête, mon sceptre à la main, et tous mes habits royaux ?"

Le faux abbé, sans se troubler le moins du monde, regarda l'empereur bien en face et dit: "Jésus Christ, le Sauveur du monde entier, a été vendu pour trente pièces d'argent. Votre majesté ne peut pas prétendre valoir plus que le Rédempteur, donc j'estime que vous valez vingt-neuf pièces d'argent."

La réponse était si bien trouvée, que bien qu'elle ne plût pas à l'empereur il ne put y trouver à redire et s'écria: "Vous avez trouvé une réponse aux deux premières questions, mais si vous ne devinez pas la troisième vous serez néanmoins obligé de faire le tour de la ville monté sur un âne. Dites-moi donc, quelle est ma pensée ?"
"Vous pensez que je suis l'abbé de Saint Gall," répondit le faux abbé.
“Certainement," répondit l'empereur, "et j'aimerais bien savoir comment vous allez prouver que ma pensée n'est pas vraie."

"Je ne suis pas l'abbé de Saint Gall, car je suis son berger!" et le faux abbé, ôtant sa mitre et sa robe, se présenta devant l'empereur vêtu de ses vêtements ordinaires. L'empereur était si enchanté de l'esprit du berger, qu'il déclara qu'il lui donnerait la récompense qu'il demanderait, et proposa même de le faire abbé du monastère de Saint Gall.

Le berger refusa cet honneur et dit: Puisque votre majesté a promis de m'accorder la récompense que je préfère, je demande que mon maître conserve sa place jusqu'à sa mort.

L'empereur, touché du dévouement du berger, consentit à laisser l'abbé en paix, mais il le condamna à payer de gros gages à son berger, qui se trouva assez riche pour avoir de la viande à dîner tous les jours. Quant à l'abbé, il continua à demeurer dans le monastère aussi longtemps qu'il vécut, mais il n'oublia jamais les trois terribles questions qui lui avaient coûté tant de nuits blanches, et pour lesquelles il n'avait jamais pu trouver de réponse.


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