Pendant que la croisade de Frédéric-Barberousse occupait le monde chrétien, il y eut grand bruit dans toute l'Allemagne de l'aventure merveilleuse arrivée au duc Henri de Brunswick. Il s'était embarqué pour la terre sainte. Une tempête le jeta sur la côte d'Afrique. Échappé seul du naufrage, il trouva un asile dans l'antre d'un lion. L'animal, couché à terre, lui témoigna tant de douceur qu'il osa s'en approcher; il reconnut que cette humeur hospitalière du redoutable animal provenait de l'extrême douleur qu'il ressentait à la patte gauche de derrière; il s'y était enfoncé une grosse épine, et la douleur le faisait souffrir à un tel point qu'il ne pouvait se lever et qu'il avait complétement perdu l'appétit.
La première connaissance faite et la confiance réciproque établie, le duc remplit auprès du roi des animaux les fonctions de chirurgien; il lui arracha l'épine et lui pansa le pied.
Le lion guérit. Reconnaissant du service que lui avait rendu son hôte, il le nourrit abondamment de sa chasse et le combla de toutes les caresses qu'un chien a coutume de faire à son maître.
C'était fort bien; mais le duc ne tarda pas à se lasser de l'ordinaire du lion, qui, avec toute sa bonne volonté, ne lui servait pas la venaison aussi bien apprêtée que faisait son cuisinier. Il désirait ardemment retourner dans sa résidence, la maladie du pays le tourmentait nuit et jour; mais il ne voyait aucun moyen de pouvoir jamais regagner ses États.
Le tentateur s'approcha alors de lui. Il avait pris la forme d'un petit homme noir. Henri d'abord crut voir un orang-outang; mais c'était bien Satan en personne qui lui rendait visite.
– Duc Henri, lui dit-il, pourquoi te lamentes-tu? Si tu yeux prendre confiance en moi, je mettrai fin à tes peines, je te ramènerai auprès de ton épouse. Aujourd'hui même tu souperas à Brunswick, où l'on prépare ce soir un grand festin, car la duchesse, qui te croit mort, donne sa main à un nouvel époux.
Cette nouvelle fut un coup de foudre pour le duc. La fureur étincelait dans ses yeux, son cœur était en proie au désespoir. Il aurait pu songer que, depuis trois ans qu'on avait annoncé son naufrage et sa mort, il était bien permis à la duchesse de se croire veuve; il ne s'arrêta qu'à l'idée qu'il était outragé. Si le ciel m'abandonne, pensa-t-il, je prendrai conseil de l'enfer.
Il était dans une de ces situations dont le diable sait profiter. Sans perdre le temps en délibérations, il chaussa ses éperons, ceignit son épée, et s'écria : En route, camarade!
– A l'instant, répliqua le démon; mais convenons des frais de transport.
– Demande ce que tu voudras, dit le duc, je te le donnerai sur ma parole.
– Eh bien il faut que ton âme m'appartienne dans l'autre monde.
– Soit, répondit le duc, dominé par la colère; et il toucha la main du petit homme noir.
Le marché se trouva conclu entre les parties intéressées. Satan prit la forme d'un griffon, saisit dans une de ses serres le duc Henri, dans l'autre le fidèle lion, et les transporta des côtes de la Libye dans la ville de Brunswick, où il les déposa sur la place du Marché, au moment où le guet venait de crier minuit.
Le palais ducal et la ville entière étaient illuminés. Toutes les rues fourmillaient d'habitants qui se livraient à une bruyante gaieté et couraient au château pour y voir, avec la fiancée, la danse aux flambeaux qui devait terminer la fête du jour.
Le voyageur aérien, ne ressentant pas la moindre fatigue, se glissa à travers la foule sous le portique du palais, et, accompagné de son lion, il fit retentir ses éperons d'or sur l'escalier, entra dans la salle du festin, tira son épée et s'écria:
– A moi ceux qui sont fidèles au duc Henri!. Mort aux traîtres!
En même temps le lion rugit, secouant sa crinière et agitant sa queue; on croyait entendre les éclats du tonnerre. Les trompettes et les trombones se turent; mais les voûtes antiques retentirent du fracas des armes, et les murs du château en tremblèrent. Le fiancé aux boucles d'or et la troupe bigarrée des courtisans tombèrent sous l'épée de Henri; ceux qui échappaient au glaive étaient déchirés par le lion.
Après que le pauvre fiancé, ses chevaliers et ses valets eurent mordu la poussière et que le duc se fut montré le maître de la maison d'une manière aussi énergique que jadis Ulysse avec les prétendants de Pénélope, il prit place à table à côté de son épouse. Elle commençait à peine à se remettre de la frayeur mortelle que lui avaient causée ces massacres.
Tout en mangeant avec grand appétit des mets que son cuisinier avait apprêtés pour d'autres convives, et en régalant son compagnon de ragoûts qui ne paraissaient pas non plus lui déplaire, Henri jetait les yeux de temps en temps sur sa femme, qu'il voyait baignée de larmes. Ces pleurs pouvaient s'expliquer de deux manières; mais en homme qui sait vivre le duc leur donna l'interprétation la plus favorable. Il adressa à la dame d'un ton affectueux quelques reproches sur sa précipitation à former de nouveaux nœuds, et il reprit ses vieilles habitudes. « Henri le Lion, surnommé ainsi à cause de son aventure, disparut, ajoute-t-on, en 1195, emporté par le petit homme noir. »
Le récit que nous terminons ici est tiré de Musœus. Les protestants l'ont imaginé et n'ont rien négligé pour le rendre populaire ; ils avaient intérêt à salir le grand caractère de Henri le Lion, qui dut son surnom à son ardent courage et non à l'historiette qu'on vient de lire, et qui, presque seul avec le chef des Guelfes, défendit la Papauté au douzième siècle contre ces princes allemands qui déjà ouvraient les voies à Luther.
Henri le Lion mourut en 1195, muni des sacrements de la sainte Église, et laissant une éclatante réputation d'homme vaillant et d'homme de cœur.
L'histoire, depuis la Réforme, a besoin de tant de redressements, que c'est une politesse à lui faire que d'en recueillir partout.