Alors que saint Louis régnait en France, la belle vallée de l'Aisne, maintenant si fertile, était misérable et dénudée. Ses champs, aujourd'hui riches en moissons, servaient de tanières aux loups, de bauges aux sangliers, et c'est pour se garder de ces dangereux voisins que Bucelin, sire de Rilly-aux-Oies, avait bâti sa forteresse que l'on voit encore en haut, tout en haut du Mont-de-Jeu. Or, Bucelin, s'étant énamouré de Yolande de Gestin dont on célébrait, dans tout le pays, la grâce et la beauté, la demanda à son père, le châtelain de Suzanne. Et comme Bucelin était de bonne souche, qu'il possédait d'immenses richesses, il s'entendit vite avec le chàtelain de Suzanne, car, pour Yolande, elle l'avait aimé dès qu'elle l'avait vu, Bucelin, sous son enveloppe rude, étant, certes, un chevalier accompli et bien campé.
Mais le sire de Rilly-aux-Oies était jaloux, si bien qu'après six mois de mariage, il suspecta véhémentement sa femme de n'être pas rebelle au seigneur de Saint-Vaubourg, le plus accorte de tous les galants chevaliers qu'il avait accueillis, jusqu'alors, avec tant de franchise dans son château du Mont-de-Jeu. Or, une après-midi qu'il revenait de la chasse à l'émerillon, il ne fut pas peu désappointé de trouver en tête-à-tête avec le seigneur de Sainte-Vaubourg, sa femme Yolande qu'il avait laissée seule le matin. A la vue de Bucelin qu'elle n'attendait pas de sitôt, Yolande, de plaisir, car elle était toute fidèle à son mari, ne put s'empêcher de rougir légèrement.
— Parbleu! madame, lui dit brutalement Bucelin, mon retour vous cause-t-il donc tant de déplaisir, ou tant de trouble, que vous ne puissiez le dissimuler? — Ai-je donc rougi, mon ami? répondit doucement Yolande. Vraiment c'était la joie de vous voir, vous qui êtes mon seigneur et maître aimé et respecté. — Et vous, sire de Sainte-Vaubourg, reprit Bucelin, déloyal est celui qui trahirait l'hospitalité si largement faite et, de par Dieu, si je n'avais toute confiance en madame, vous eussiez, tous deux, bientôt fait connaissance avec mon épée.
Le seigneur de Sainte-Vaubourg s'inclina profondément. — A vos ordres, sire Bucelin, encore que dame Yolande de Gestin, je vous en fais le serment de preux chevalier, n'ait pas forfait à l'honneur. — Suit ! riposta Bucelin, mais sortez ! car Celui-là seul le sait qui voit tout. Qu'il veuille bien, un jour, ne pas armer mon bras.
Le lendemain, dès l'aube, Bucelin quittait son château et gravissait une de ces crêtes rocheuses qui surplombent la vallée. De loin, Yolande l'aperçut donnant des ordres à ses intendants, à ses vassaux, ne s'éloigner qu'après avoir longuement conféré avec eux et, quelques jours après, sur le sommet de cette crête étaient assis les fondements d'une tour.
— Beau sire Bucelin, lui demanda timidement Yolande, pourquoi élevez-vous cette tour ? — Peut-être le saurez-vous un jour, madame, répondit durement Bucelin.
Et la tour montait, montait et, plus elle montait, plus Yolande demandait encore : — Beau sire Bucelin, pourquoi élevez-vous cette tour.
Et Bucelin répondait encore : — Peut-être le saurez-vous un jour, madame.
Or, trois années s'étant écoulées, la tour fut construite, et, s'évcillant un matin, la dame de Bucelin dit à son mari : — Beau sire, je vois que la tour est achevée, mais pourquoi n'a-t-elle qu'une seule chattière tout en haut, tout en haut, proche les créneaux? — Venez donc avec moi, madame, répondit étrangement Bucelin, vous allez enfin savoir.
Ils marchèrent silencieux. Une horrible appréhension s'était emparée de Yolande. Était-ce donc vraiment pour elle qu'avait été construite cette prison? Ils arrivèrent au sommet de la crête, au pied de la tour. Bucelin ouvrit une lourde porte qui, tant elle était épaisse, put à peine tourner sur ses gonds.
— Entrez, madame, dit-il, vous vouliez savoir pourquoi j'ai fait bâtir cette tour ? Eh bien ! je l'ai fait bâtir pour y enfermer, le restant de sa vie, une femme infidèle à la foi conjugale.
Plus pâle que la mort, les yeux pleins de larmes, Yolande s'élait jetée aux genoux de son mari. — Grâce ! grâce ! mon seigneur et maître, criait-elle, grâce ! jamais je ne vous fus infidèle. — Que Dieu vous entende alors, madame, répondit Bucelin, et me pardonne si devant sa justice, un jour, j'ai besoin de son pardon. Mais il m'a suffi sur cette terre que vous ayez été soupçonnée. Or, le blason des Bucelin ne doit pas être terni.
La poussant alors violemment dans la tour, comme ayant crainte de succomber à la pitié, il referma la porte sur Yolande, et c'est dans ce cachot, dont il reste à peine trace aujourd'hui, que mourut, sans avoir jamais pu fléchir la colère de son mari et y avoir longtemps, longtemps souffert, dame Yolande de Gestin, fille du châtelain de Suzanne, femme de Bucelin sire de Billy-aux-Oies.