La légende du Gué de Frebécourt [Saint-Élophe, Frebécourt (Vosges)]

Publié le 6 septembre 2023 Thématiques: Animal , Animal indiquant un lieu , Barbares , Biche , Château , Conversion , Fleuve | Ruisseau | RIvière , Fuite , Gué , Innondation , Jésus , Légende chrétienne , Païen , Rêve , Saint | Sainte , Soldat , Statue , Statue du Christ , Vision ,

La Meuse à Frebécourt
René Hourdry, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Perrout, René / Le pays lorrain (1906) (4 minutes)
Lieu: Église Sainte-Colombe / Frebécourt / Vosges / France
Lieu: Eglise Saint-Élophe / Saint-Élophe / Vosges / France
Lieu: La Meuse / Frebécourt / Vosges / France
Lieu: Château de Bourlémont / Frebécourt / Vosges / France

Au Xe siècle, les peuplades guerrières et farouches de la Hongrie inondèrent de leurs invasions les pays d'Occident. Ecrasantes par le nombre, elles furent longtemps victorieuses. Elles usèrent de leurs victoires comme pouvaient en user des barbares, voisins de la sauvagerie. Les Hongrois allaient brûlant les villes, les églises et les monastères, dévastant les campagnes et décimant les habitants. Et ils s'éloignaient laissant derrière eux les ruines amoncelées, la trace et le souvenir de leur férocité.

En Lorraine, ils connurent la défaite. En maintes rencontres des partis de Lorrains se défendirent avec vigueur et leur infligèrent d'importants revers.

Il advint qu'un chef Magyar, du nom de Geisa, vaincu par ceux de Lorraine, fuyait à la tête de ses bandes. Les vainqueurs le pressaient vivement et sa fuite était une déroute. Il atteignit la colline de Bourlemont et il s'arrêta parce que son armée était lasse. Ses soldats campèrent sur le plateau qui se déploie derrière le Château. Lui-même il s'établit dans la forteresse. Il fit dresser sa tente sur la terrasse qui domine la vallée où serpente la Meuse et que bornent des collines lointaines en forme de pyramides. Il s'accouda sur les remparts et commença d'observer l'horizon.

Et voici qu'il recula épouvanté et déçu. La Meuse, grossie par les pluies de l'automne, était sortie de son lit. Les eaux s'étalaient au loin, noyant les pâturages, les cultures et les routes, et submergeant la plaine à perte de vue. Sans doute les bandes de Geisa ne pourraient franchir la nappe immense et seraient écrasées au pied de la forteresse. Car Geisa, le chef audacieux et habile, ne pourrait arrêter le choc des Lorrains intrépides.

Alors il se redressa et, d'une voix grave, il fit cette invocation :
– Dieux de mon peuple et de ma race, Génies invisibles et redoutables de l'eau, de la terre et du feu, donnez à vos Magyars fidèles un regard favorable. Je vous appelle à mon secours. Si vous m'entendez, nos prêtres répandront en votre honneur le sang des plus belles victimes, choisies parmi tous nos troupeaux.

Cependant un homme s'était approché de Geisa et de la main lui toucha l'épaule. Geisa tressaillit et, s'étant retourné, il vit que l'homme portait l'habit des moines, mais il ne vit point que cet homme était saint. Il repoussa durement l'inconnu, et il dit :
– Qui te rend si hardi de troubler mon repos ? Moine, que me veux-tu ?

L'homme de Dieu répondit avec tranquillité :
– Geisa, tu appelles vainement à ton aide les dieux grossiers et cruels de ton pays. Ils ne peuvent te secourir : ils n'en ont pas la force. Même ils ne t'entendent point, car ils n'existent pas. Ces dieux ne sont que des rêveries enfantées par l'imagination de ton peuple ignorant. Le vrai Dieu, le Dieu unique c'est le Dieu des Chrétiens. Lui seul pourrait te protéger, toi et tes soldats, parce qu'il est la source de toute puissance et de toute bonté. Adore ce Dieu véritable, infiniment fort et miséricordieux, embrasse sa foi, dédie-lui enfin ta vie belliqueuse et ton armée sera sauvée.

Dans le premier moment, Geisa avait tiré son épée, pour châtier l'étranger audacieux qui blasphémait les dieux vénérés des ancêtres. Mais, de voir cet homme simple qui demeurait paisible et assuré, il sentit fléchir sa colère. Il fit rentrer son épée dans le fourreau et il interrogea méprisant :
– Dis-moi donc où se cache ce Sauveur inconnu. Montre-moi ce Dieu nouveau dont tu vantes la force et la bonté.

Le saint homme répondit simplement :
– Suis-moi.

Geisa se laissa docilement entraîner vers la chapelle de Bourlemont. Le moine le conduisit dans le Sanctuaire et lui montra l'image du Crucifié qui se dressait au milieu de l'autel. Geisa contempla un instant le Christ. Mais l'air de patience et de douceur répandu sur son visage ne pouvait émouvoir l'âme orgueilleuse et rude du barbare.

Geisa sourit avec dédain et il dit :
– Moine, tu t'es joué de moi. Ton dieu n'est qu'un homme, faible parmi les hommes. Comment saurait-il me défendre et sauver mes guerriers, lui qui n'a pu se défendre ni se sauver lui même ?

Geisa sortit de la Chapelle et regagna sa tente. Il s'étendit sur son lit de peaux de bêtes et, dompté par la fatigue, il s'endormit profondément.

Pendant son sommeil, il eut une vision singulière. Il vit Jésus descendu de sa croix, les lèvres souriantes, vêtu d'une robe d'azur et entouré d'une blonde lueur. Jésus étendit le bras et montra à Geisa une biche qui, plus rapide qu'une ombre, franchissait les collines, les plaines et les rivières. Ses bonds étaient si légers qu'elle semblait ne point toucher la terre ni les eaux.

La vision s'étant évanouie, Geisa se réveilla en sursaut. Il se leva et sortit de sa tente, l'âme troublée et inquiète. La nuit était sereine et la lune versait des flots de lumière blanche.

Geisa demeura quelque temps incertain. Puis, solennel et grave, il jura qu'il se ferait chrétien, si le Dieu des Chrétiens lui donnait le salut.

Alors Geisa descendit dans la plaine et s'achemina vers la Meuse. Un silence égal et mystérieux baignait les choses assoupies et une brise ridait à peine la nappe infinie de l'eau.

Soudain Geisa aperçut deux biches qui s'approchaient de lui à pas tranquilles. La lune argentait leur pelage et leurs yeux brillaient comme des étoiles.

Elles passèrent tout près de lui, au point de le frôler, mais sans qu'elles parussent effarouchées de sa présence. Puis elles traversèrent la rivière, paisiblement, ayant de l'eau jusqu'aux jarrets.

Et Geisa connut que son rêve était véritable et que les biches étaient des messagers célestes. Il ne douta point qu'elles lui montraient le chemin facile par où son armée pourrait fuir.

Le lendemain, à la pointe du jour, les bandes hongroises levèrent le camp et passèrent la Meuse au gué de Frebécourt. Elles atteignirent le village de Saint-Elophe. Selon qu'il l'avait promis, Geisa entra dans l'Eglise, s'agenouilla devant l'autel et reçut le baptême avec humilité.


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