La légende de l'hotel de ville de Bruxelles [Bruxelles (Région de Bruxelles-Capitale / Belgique)]

Publié le 26 août 2023 Thématiques: Âme , Architecte , Construction , Diable , Diable financier , Diable roulé , Grotte , Origine , Origine d'un lieu , Pacte avec le Diable , Prêtre | Curé , Saint Michel , Statue , Suicide , Tour ,

Hotel de Ville de Bruxelles
Рустам Абдрахимов, CC BY 3.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Collin de Plancy, Jacques Albin Simon / None (1864) (8 minutes)
Lieu: Hotel de ville de Bruxelles / Bruxelles / Région de Bruxelles-Capitale / Belgique

Regnard, le poète comique, n'était connu dans le monde, à l'âge de trente-quatre ans, que par ses dissipations. Un immense besoin d'activité le portait aux voyages. Fils d'un riche marchand qui lui avait laissé de la fortune, il avait visité l'Italie, et même Constantinople, car, en revenant en France par mer, il avait été pris par des corsaires et vendu comme esclave. Il avait eu d'autres courses et d'autres aventures, lorsque lui vint le désir de parcourir les Pays-Bas, et il arriva à Bruxelles le 42 mai de l'an 1684.

Il visitait les monuments, les édifices publics, les objets curieux. Il alla voir Sainte-Gudule, l'église du Sablon, Notre-Dame de la Chapelle, le palais de l'ancienne cour, lequel fut brûlé cinquante ans plus tard; il s'arrêta devant le Manneken-Pis; mais la plus grande partie de son admiration fut donnée à l'hôtel de ville de Bruxelles, ce chef-d'œuvre lombard gothique, d'une architecture que rien ne semble pouvoir reproduire aujourd'hui.

Regnard s'était présenté avec des lettres de recommandation chez maître Simon de Fierland, chancelier de Brabant, chez maître Jean Locquet, président au grand Conseil, et chez messire Matthias de Crumpippen, conseiller du prince de Parme, gouverneur des Pays-Bas pour Charles II. Ces trois grands personnages faisaient au poète voyageur les honneurs de Bruxelles.

Pendant qu'il considérait les quatre-vingts lucarnes du toit de l'hôtel de ville, les quarante fenêtres de la façade, séparées par des niches qui attendent encore leurs hommes illustres, les deux lions du perron qui gardent l'écusson du sénat et du peuple bruxellois, les six tourelles hexagones qui décorent l'édifice, Jean Locquet lui demanda s'il n'était pas étonné de la fameuse tour de Saint-Michel, qui s'élance à trois cent soixante-quatre pieds, percée à jour avec tant de hardiesse et tant de grâce, et qui est surmontée de la statue de saint Michel, haute de dix-sept pieds, lancée dans les airs sur une pierre plate de douze pieds de diamètre, le tout au désespoir de tous les architectes présents et à venir,

– C'est admirable, dit Regnard, et votre hôtel de ville est le plus beau monument de ce genre que j'aie vu jamais. Pourquoi faut-il que cette belle tour ne soit pas au milieu ?
– Oh! c'est toute une histoire, dit Simon de Fierland.
– Cela tient à l'aventure de l'architecte, ajouta Jean Locquet. Cette belle place où nous sommes était autrefois un étang, Lorsqu'en 4380 on l'eut desséché et comblé par des remblais successifs, on décida que cet endroit, comme point central, serait la Grande-Place, Elle était précédemment au marché aux Herbes. On amenait les matériaux par une rue qui est ici près et qui depuis s'est toujours appelée la rue des Pierres, parce que durant quarante ans elle en fut constamment obstruée. Un bâtiment comme celui-ci en absorbe!
– Par monseigneur de Parme! s'écria Matthias Crumpippen, vous n'arrivez pas à l'aventure de l'architecte.
– N'était-ce pas un Italien ? demanda Jean Locquet.

– L'architecte de ceci! riposta vivement Simon de Fierland. Pour un président au grand conseil, vous êtes merveilleux! Oubliez-vous que ce grand homme était Jean de Ruysbroeck, notre compatriote? Lorsqu'il voulut asseoir sa tour au lieu où l'on devait, selon le vœu du bon duc Henri Ier, élever l'effigie du saint archange qui est le patron de notre ville, un religieux proposa de s'en rapporter au saint lui-même. On jeta une plume au vent; elle s'arrêta à l'endroit où vous voyez l'élégant obélisque, car notre tour en a la forme.

– Je voudrais savoir si c'est à la chancellerie que vous avez appris cela? interrompit Jean Locquet. Il n'en fut pas ainsi. Jean de Ruysbroeck étant allé consulter une sainte femme qui vivait en recluse contre Saint-Nicolas, paroisse de l'hôtel de ville, elle lui dit de fouiller ses fondations et de poser sa tour au centre parfait de la ville, c'est-à-dire à l'endroit où il trouverait, à une profondeur d'environ vingt-sept pieds, deux petits lions de pierre, emblèmes et armoiries de Bruxelles et du Brabant. Vous pouvez les voir dans la rue de l'Ami, où ils jettent de l'eau dans des coquilles. On les déterra à vingt-sept pieds six pouces, à l'endroit précis où vous contemplez la magnifique tour.

– Mille pardons, messieurs! dit alors Crumpippen, en saisissant brusquement la parole. Mais vous défigurez complétement les faits. Par Marie-Louise d'Orléans, notre digne reine! c'est, comme l'a dit maître Simon de Fierland, toute une grande histoire. Je puis heureusement la conter à notre jeune ami, car je descends par ma mère des Ruysbroeck.

– Je vous entendrai avec plaisir, dit Regnard, tout enfoncé dans la contemplation du chef-d'œuvre qu'il avait devant les yeux.

– Or donc, reprit Matthias, vous saurez que Jean de Ruysbroeck, jeune architecte qui avait vu le monde, fut chargé, en 1400, de faire le plan de l'hôtel de ville de Bruxelles et d'en diriger les travaux. Ayez maintenant l'extrême bonté de diviser l'édifice en deux parties: la première comprend la façade qui est devant nous, depuis la tourelle où vous voyez une vieille horloge, placée là en 1441, jusqu'à la grande tour de Saint-Michel inclusivement. Si vous en ôtiez cette tour, l'escalier des Lions ferait tout juste le milieu de cette façade, qui a, comme vous voyez, onze cintres au rez-de-chaussée et dix fenêtres en ligne au premier étage. L'autre partie, qui est à droite, ayant six arcades seulement, surmontées de huit fenêtres, n'est plus de lui. Jean de Ruysbroeck commençait à la rue de l'Étoile et s'arrêtait à la bonne tour.

Néanmoins, comme il voulait élever un monument durable, il reconnut bientôt que la ville ne lui accordait pas assez de fonds, et qu'il aurait peine à finir son œuvre; mais il ne se décourageait pas. Il avait coutume de dire (ce qui est un propos blamable) qu'il se donnerait au diable, plutôt que de laisser l'édifice inachevé.

Un jour qu'il manquait tout à fait d'argent, et c'était la terrible veille du jour de paye, il devint sombre, et il s'imaginait, n'avisant aucun expédient, qu'il était perdu, lorsqu'il vit se diriger vers sa maison un frère sachet qui descendait la rue de la Madeleine.....

– Qu'est-ce qu'un frère sachet? demanda le poète.

– C'étaient, dit le président Locquet, de bons petits religieux auxquels on avait donné la maison des templiers, après leur suppression, maison située rue de la Madeleine, auprès de la chapelle, et qui s'appelaient sachets parce que leur habit avait la forme d'un sac.

– Mais celui-là, reprit vivement Crumpippen, était un faux frère sachet; il est même constant que ce n'était pas autre chose qu'un démon véritable, mon cher monsieur. Il entra et dit à Jean :
– Vous avez faute d'argent, et moi, j'ai besoin d'un serviteur dévoué. Si vous voulez être à moi, signez ce contrat sur parchemin rouge, et voici de l'or..

– Le prétendu frère portait sous sa vaste robe une valise plus grosse que lui, une valise que dix hommes n'eussent pas soulevée. Jean vit tout de suite à qui il avait affaire; il leva la main pour se munir d'un signe de croix, car il était bon chrétien et n'avait tenu le propos malavisé que j'ai dit que dans un de ces moments de légèreté malheureusement fréquents chez les artistes. Mais il ne fait pas bon jouer avec le diable; on y est souvent pris. Le malin qui était là, avec sa lourde sacoche, arrêta la main qui l'allait éconduire; et, demandant à l'architecte s'il était fou, il le railla si ingénieusement et toucha si bien dans son cœur les cordes de l'amour-propre et de la vanité, que le pauvre Jean succomba à la tentation et tomba dans le piége.

– Le marché va, dit-il brusquement, si vous me donnez le moyen de faire l'autre aile et de compléter mon édifice, de manière que la tour soit au milieu.

– Non pas, répliqua le sachet; puisque tu me reconnais, tu dois savoir que nous ne pouvons rien faire de régulier; mais tu élèveras la tour bien haut, et ton nom vivra.

Les yeux du faux moine brillaient sur son visage pâle comme deux charbons ardents sur un monceau de cendres.

Jean de Ruysbroeck signa le pacte; et tout alla si bien, qu'en 1420, pendant qu'on n'avait plus à élever que la tour, à laquelle il voulait donner cinq cents pieds, il fit creuser les fondations de la seconde partie de l'hôtel de ville, malgré les défenses formelles du sachet. Mais il ne trouva qu'un sol marécageux et des fondrières qui se remplissaient d'eau chaque nuit. Il fit pourtant commencer la base, qu'on assit sur des sablières enveloppées de cuirs de bœufs, mais qu'on ne put pousser plus loin que ce que vous voyez car un gouffre se trouvait au bout, en l'endroit où vous avez maintenant une rue.

Le démon, craignant qu'il ne parvint à le combler, quoique le terme du pacte ne fût pas échu, s'empara de Jean de Ruysbroeck, et le remplit d'un désespoir de vanité si violent, que le pauvre architecte se pendit à sa porte. Sa maison était là, dans la rue de l'Étoile, qui devrait s'appeler rue de l'Étole. Mais on dénature tout, ainsi que vous allez en juger. Un bon frère bogard vint à passer; il était religieux du tiers ordre de Saint-François et venait dire la sainte messe aux ouvriers. Il aperçut l'architecte, le détacha, lui mit son étole autour du cou et l'exorcisa, voyant bien que le diable l'avait envahi. Jean revint à la vie et se mit à hurler; mais le digne moine ne se rebuta point; d'autres saints religieux étaient accourus. Le diable, solidement assiégé, délogea enfin et s'alla précipiter dans le gouffre dont nous parlions. L'architecte, délivré, tomba à genoux plein de repentance; il alla finir ses jours au couvent des bogards, et son fils continua ses travaux.

On fouilla le gouffre où le démon s'était jeté; on en retira une immense tête dorée, qu'on apporta sur la place et qui fit faire bien des contes; d'autant plus que le lendemain elle avait perdu sa dorure et n'était plus qu'un bronze très-compacte. On en fit la grande effigie du diable qui est là-haut, aux pieds de l'archange.

Le nouvel architecte, pour laisser à son père toute sa gloire, ne poussa pas les travaux plus loin sur l'aile droite, qu'il acheva ainsi irrégulière et différente dans plusieurs détails de la première construction. Il perça sur le gouffre, qu'on parvint à remplir, une rue qui s'appelle encore la rue de la Tête-d'or.

Jean de Ruysbroeck était mort en 1440; l'hôtel de ville fut achevé, tel que vous le voyez, avec sa tour, en 1442; en 1445, le jour de l'Ascension, on plaça au sommet de la flèche la statue dorée de saint Michel terrassant le diable, en bronze vert antique, sur une base de pierre de trente-six pieds de circonférence, taillée à l'endroit qu'on nomme rue de la Pierre-Plate. En 1448 on érigea dans l'hôtel une chapelle où l'on dit encore la messe tous les jours pour le repos de l'âme de Jean de Ruysbroeck. Et voilà l'histoire.

Regnard, qui fut lui-même le type de son Joueur, se peignit sans doute aussi dans le Distrait; car il entendit ce récit tellement de travers que, dans la relation de son voyage de Flandre, il se borne à dire que « l'hôtel de ville de Bruxelles fut fait par un Italien, qui se pendit de dépit d'avoir manqué à mettre la tour au milieu, comme son épitaphe le fit connaître ».

Or cette épitaphe n'existe pas.


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