En 1403, vivait à Laigle, non loin de l'église St-Jean, alors simple chapelle, une vieille fille du nom de Nicole Tirois, que ses méchancetés faisaient redouter de ses voisins. Sa figure seule suffisait pour effrayer les enfants et les gens craintifs maigre, jaune et ridée, avec des yeux ronds séparés par un long nez crochu, au-dessous duquel s'ouvrait démesurément large, une bouche complètement dégarnie de ses dents, elle offrait réellement, vue de face, l'aspect d'une tête de hibou.
Dame Nicole, ou plutôt demoiselle Nicole, était une de ces créatures étiolées par un célibat rigoureux, et prêtes à se venger sur leurs semblables de tous les refus dont elles ont été l'objet. N'ayant jamais su se faire aimer et n'aimant personne, elles ne comprennent pas l'attachement qu'un sexe peut inspirer å l'autre, et tournent en dérision tous les sentiments même les plus sacrés, espionnent volontiers pour se faire des armes, dénaturent tous les récits qu'elles entendent, ridiculisent les actions de leurs voisins et font de leur demeure le rendez-vous de toutes les délations; elles sont en un mot la plaie de la société au milieu de laquelle elles vivent.
Colin Lafleur était fils d'un bûcheron dont la cabane était située au milieu des bois qui avoisinaient la ville. Bûcheron lui-même, il travaillait avec son père et, au dire des gens du pays, jamais plus habile ouvrier n'avait manié la cognée.
Non loin de la demeure des Lafleur, on apercevait une autre cabane, habitée aussi par une famille de bûcherons. C'était là que demeurait Babette, la blonde Babette, comme on l'appelait, la fille à Herbert Michaud, la fiancée de Colin.
Depuis longtemps déjà il était convenu entre les vieux parents que l'union des jeunes gens aurait lieu après la fête de Pâques de l'an 1408, et déjà Babette au lieu de porter un bouquet à son corsage les jours de fête, comme les autres fillettes, le plaçait à son côté droit en signe qu'elle était fiancée.
Colin aimait sa promise qui le lui rendait bien et rien dans leurs cabanes, éloignées du bruit de la ville, ne semblait devoir venir troubler leur bonheur futur.
Ils avaient compté sans dame Nicole!
Un jour par hasard, la vieille fille trouvant sans doute monotone de médire toujours des mêmes personnes ou poussée par quelque esprit malfaisant, portait ses pas du côté d'une antique pierre druidique, qui existe encore et qui a donné son nom à l'endroit où elle se trouve (Bois-de-la-Pierre), quand elle aperçut à quelque distance, à travers les arbres, les deux fiancés se tenant par la main et causant familièrement. Ils venaient de son côté, et, comme avant tout elle était, de même que ses pareilles, curieuse jusqu'à l'indiscrétion, elle se cacha bien vite derrière le dolmen pour les épier à sa guise.
Les jeunes gens, qui n'avaient point motif de se méfier et qui d'ailleurs n'avaient point à se cacher puisque quelques jours seulement les séparaient de l'époque de leur union, passèrent près de la pierre en causant gaiement et, à l'ombre qu'elle projetait, Colin mit un brûlant baiser sur la joue rougissante de Babette, qui s'enfuit en riant vers la cabane de son père qu'on apercevait de là. Son fiancé la suivit du regard un instant et quand, du seuil de la maisonnette, elle se retourna pour le regarder encore, il lui envoya du bout des doigts une demi-douzaine d'autres baisers, après quoi il reprit seul le chemin qu'il venait de parcourir avec elle.
Ces marques d'amour firent frissonner de jalousie la vieille fille cachée derrière le dolmen; une haine profonde fut vouée par elle à l'instant à ces deux jeunes gens qui osaient ainsi partager un sentiment qu'elle n'avait jamais eu pour personne et que personne n'avait éprouvé pour elle.
La rage au cœur, elle abandonna sa cachette, s'enfonça dans les bois et, quand la nuit fut venue, elle se rapprocha de la cabane habitée par Babette et ses parents; puis, dans l'ombre, battit le briquet et, à l'aide de feuilles sèches qu'elle alluma, mit le feu à l'habitation.
Ce crime accompli, dit la légende, elle s'enfuit; mais après avoir parcouru une vingtaine de toises, une force surnaturelle la fit arrêter et l'obligea à se retourner vers l'incendie. En même temps elle tomba sur ses mains, qui se changèrent en pattes armées de longues griffes; la forme première de son corps disparut et elle s'aperçut avec horreur qu'elle était transformée en louve noire. Alors elle se mit à hurler si fort, que ses cris réveillèrent les habitants de la cabane assez à temps pour qu'ils puissent échapper aux flammes.
A la vue de Babette, la louve voulut s'élancer, mais ses efforts n'aboutirent à rien; elle était comme clouée à sa place et dut y rester jusqu'à ce que tout fut consumé et que la forêt fut retombée dans l'obscurité.
A partir de ce moment, elle fut condamnée à errer sans cesse aux environs du lieu où elle avait voulu commettre son crime.
Bien des fois, les gens du pays prétendirent l'avoir rencontrée la nuit, accroupie près de la pierre druidique, et assurèrent que pour la mettre en fuite, il suffisait de prononcer tout haut le nom de Babette; ceux qui l'ignoraient étaient obligés de rebrousser chemin sous peine d'être dévorés par la bête, qui en voulait surtout aux jeunes filles.
Colin et Babette, qui ignorèrent toujours pourquoi dame Nicole avait voulu leur nuire, se marièrent à l'époque convenue entre eux, et furent les seuls dont la présence ou seulement le bruit de la voix mettait en fuite la louve qui alors disparaissait en poussant d'effroyables hurlements.