Lorsqu'on prêcha la première croisade dans le diocèse de Maestricht, des moines envoyés de Rome publièrent en même temps une bulle du Pape, qui permettait aux vieillards, aux femmes, aux pauvres gens et aux infirmes de s'exempter du voyage militaire en terre sainte, moyennant une certaine somme d'argent, proportionnée à la fortune de celui qui voulait jouir de ce privilége et gagner en même temps les indulgences accordées aux croisés. Beaucoup de chrétiens, sans doute un peu tièdes, aimèrent mieux rester sur le sol natal en payant l'impôt indulgencié que d'aller porter leurs os dans un pays d'infidèles.
C'est à ces contributions volontaires que nous devons en partie nos cathédrales et la plupart de nos gracieuses églises.
Mais tous ceux qui sentaient vivement, et alors les âmes ardentes étaient plus nombreuses qu'aujourd'hui, se pressaient d'orner leur poitrine de la croix, courant en foule vers la terre sacrée, qui fut, comme on le savait, le berceau du monde, le pays des miracles; ils étaient poussés par le noble espoir de délivrer le tombeau de l'Homme-Dieu.
Les harangues vives et chaudes de ce gentilhomme picard, tour à tour guerrier, pèlerin, prédicateur et général d'armée, devenu célèbre sous le nom de l'ermite Pierre, les peintures cruelles qu'il faisait des infamies qui souillaient la ville sainte, avaient rassemblé autour de Godefroy de Bouillon de nombreuses cohortes; la délivrance du tombeau de Jésus-Christ était devenue la grande, l'unique affaire du siècle.
Cependant un meunier nommé Godeslas, dont le moulin était situé dans un des faubourgs de Maestricht, se fit remarquer par sa conduite étrange. Cet homme était jeune, à peine âgé de trente-six ans, robuste, solide, bien portant, et il ne voulut pas se croiser. Il était riche, on disait même qu'il faisait l'usure, et il s'arrangea de manière qu'il ne donna que cinq marcs d'argent pour avoir la liberté (tout en gagnant les indulgences) de rester avec ses ânes et de soigner son moulin. En vain ses voisins démontrèrent-ils à celui qui levait l'impôt pour la sainte Église que Godeslas pouvait, en raison de sa fortune, donner quarante marcs, il prouva si habilement le contraire, qu'on le laissa en paix.
L'imposture que le meunier de Maestricht employa pour s'y soustraire ne demeura pas longtemps impunie.
Un jour, le 17 d'avril de l'année 1095, mardi de la troisième semaine après Pâques, pendant que tout ce qui pouvait porter les armes quittait Maestricht pour rejoindre le marquis d'Anvers, Godeslas était au cabaret, raillant les pèlerins qui faisaient le saint voyage; il leur disait : « Il faut avouer que vous êtes de grands fous d'aller traverser les mers, dissiper vos biens, exposer votre vie sans savoir au juste dans quel but, tandis que moi pour cinq marcs d'argent une fois payés je reste dans ma maison avec ma femme, et que j'aurai autant de mérites que vous. »
La nuit suivante le meunier, étant couché, entendit tourner subitement la meule de son moulin et toute la machine se mettre en mouvement d'elle-même avec le bruit accoutumé. Étonné de cet incident, car il avait la clef de son moulin dans sa poche, il appela le garçon qui conduisait ses ânes et lui dit d'aller voir qui faisait ainsi tourner les meules. Le garçon y alla aussitôt; mais en approchant de la porte, qui était ouverte, il fut si effrayé, qu'il rentra dans la maison, sans savoir dire ce qu'il avait vu.
– Ce qui se passe dans votre moulin m'a tellement épouvanté, dit-il, que quand vous me tueriez, maître, je n'y retournerais point.
– Tu n'es qu'un poltron, s'écria le meunier; fûtce le diable en personne, j'irai et je le verrai.
En achevant ces mots, il saute à bas du lit, met son haut-de-chausses, ses souliers, sa souquenille, prend à la main un gros bâton et s'élance intrépidement dans son moulin.
Mais son assurance en un instant fit place à l'effroi. Un homme gigantesque, ou plutôt un monstre à face humaine, noir, hideux, à la mine féroce, le saisit par la main, et lui montrant deux chevaux sauvages dont le poil roux était rude et négligé, il lui dit d'un ton qui ne souffrait pas de réplique :
– Monte ce cheval-ci et moi l'autre. Je t'attendais. Les deux chevaux n'avaient ni frein ni selle.
Godeslas, tremblant de tout son corps et devenu tout à coup plus mort que vif, regardait la porte et semblait n'envisager de salut que dans la fuite, quand l'homme noir acheva de l'abattre en le saisissant d'un bras vigoureux et le jetant sur le cheval sauvage qui lui était destiné.
– Ote ta souquenille, dit le géant, et plus de retard.
Or le meunier portait une petite croix attachée à cette partie de son vêtement qu'on lui ordonnait de quitter. Il ne réfléchit point que ce signe le garantissait de la griffe du diable. Il fit en tremblant ce qu'on lui commandait; aussitôt l'homme noir sauta sur l'autre coursier; les deux chevaux sauvages s'élancèrent plus rapides que le vent.
Au bout d'une heure, ayant traversé des contrées glacées ou brûlantes, Godeslas arriva avec son guide dans un pays de flammes: c'étaient les enfers. On lui fit voir son père et plusieurs de ses parents qui s'étaient enrichis par l'iniquité. On lui montra une chaise ardente où l'on ne pouvait attendre ni tranquillité, ni repos, et son conducteur lui dit :
– Tu vas retourner dans ta maison, car il faut que tu meures; mais tu reviendras ici, où ce siège t'est réservé.
Après ces paroles dites, le géant reconduisit Godeslas à sa maison. Sa femme cependant, l'ayant attendu plus de quatre heures et trouvant son absence bien longue, se leva et entra dans le moulin. Tout était retombé dans le silence. A la lueur d'une lanterne que portait le garçon meunier, un peu rassuré, elle vit son mari étendu sur le carreau à demi mort, ne parlant que de l'enfer et de la chaise brûlante. Épouvantée, elle envoya chercher un prêtre, qui se hâta d'accourir, et qui engagea le misérable à se recommander aux miséricordes de Dieu. Le meunier répondit :
– Je ne puis ni me confesser, ni crier merci; mon sort est fixé, la chaise enflammée est là.
Le prêtre lui représenta vainement que tant qu'il reste à l'homme un souffle de vie il peut obtenir pardon s'il l'implore avec repentir, l'insensé ne fit que raconter de nouveau son voyage infernal, et mourut sans demander grâce.
Nous donnons cette légende, rapportée par le vénérable Césaire d'Heisterbach, sans chercher à l'expliquer.