La légende de la séance des revenants de l'hôtel de Ville de Fribourg [Fribourg / La Sarine / Suisse]

Publié le 24 avril 2025 Thématiques: Apparition , Arbre , Maire | Bailli , Messager de la mort , Mort , Nuit , Prophétie , Revenant ,

Hôtel de ville de Fribourg
Hôtel de ville de Fribourg. Source Tilman2007, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Genoud, J. / Légendes fribourgeoises (1892) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Hotel de ville de Fribourg / Fribourg / La Sarine / Suisse

C'était le 20 août 1770. Veuf depuis longtemps, l'avoyer d'Alt demeurait seul avec un domestique dans sa maison aussi sombre que spacieuse. Le soleil venait de se coucher radieux. Assis dans un antique fauteuil, le vieillard, tenant en mains le Journal suisse, suivait alternativement le récit des événements et les phases du crépuscule. A mesure que disparaissaient les dernières traces de l'astre du jour, le baron sentait surgir dans son cœur un douloureux regret ainsi s'étaient effacées les plus belles illusions de sa vie. Premier magistrat du pays depuis trente-trois ans, il revoyait tant de choses du passé et cherchait en vain à calmer les troubles de sa conscience.

Bientôt arriva Marc-Ignace Gady, le nouveau président du Conseil. La conversation fut plus grave que de coutume. Les temps étaient mauvais et d'Alt n'apercevait partout que des points noirs à l'horizon. Les nations voisines sont autant d'ennemis menaçants, et, pour comble de malheur, l'union ne règne ni dans la famille helvétique ni au foyer fribourgeois.

– A vous entendre, répliqua enfin Gady, on penserait qu'une diseuse de bonne aventure a réussi à vous effrayer.
– Puisque vous en parlez, reprit le baron, écoutez une étrange prédiction. En 1713, je venais d'entrer au service d'Autriche et j'allais rejoindre en Hongrie le régiment qui m'avait été assigné. Je me reposais un jour à côté de mon cheval, au pied d'un arbre, quand une vieille Bohémienne s'approcha et voulut m'annoncer mon avenir. Elle regarda ma main et dit : « Vous vivrez plus longtemps que moi, mais quand le tilleul auprès duquel vous êtes né, aura accompli son troisième siècle, vous ne le verrez plus reverdir. » Elle ne s'est pas trompée : me voici dans ma quatre-vingt-deuxième année et le tilleul termine son troisième siècle,

Gady s'efforça de tranquilliser le baron, puis il se retira en lui souhaitant un doux sommeil.

Malgré l'heure tardive, d'Alt reprit le cours à peine interrompu de ses tristes méditations. Plus il s'interrogeait lui-même, plus il se troublait. Il porta par hasard ses regards sur un portrait de la baronne, cette épouse qu'il avait tant aimée. Leurs yeux se rencontrèrent enfin, un soupir s'échappa de son sein comme pour réveiller un lointain et mystérieux écho dans ce vaste appartement jadis si animé, aujourd'hui si désert. A mesure que la nuit dépliait ses voiles, les souvenirs du vieillard se dessinèrent plus nettement: il passait en revue les compagnons de sa jeunesse et comptait les nombreux amis que le trépas lui avait enlevés déjà. Il entendait comme un écho d'outre-tombe, une invitation à rejoindre ceux qui l'avaient précédé dans le royaume des ténèbres.

Plus tard, il s'endormit profondément, mais le même rêve se continua et agita son repos. Soudain un violent coup de sonnette vient l'arracher à son cauchemar. Le domestique ne répondant point, l'avoyer se lève, ouvre la croisée et voit le grand-sautier en livrée officielle et une lanterne à la main; celui-ci lui annonce que la séance du Conseil va s'ouvrir et qu'on l'attend. Nulle étoile ne scintillait plus au firmament, quand tout à coup une éblouissante clarté illumina tout l'intérieur de la Maison-de-Ville. On eût dit que cet édifice gothique était consumé par les flammes. Toutes les salles et l'arsenal même, l'escalier et la toiture semblaient en feu et la fontaine de Saint-Georges lançait des étincelles dans son bassin. Un reflet extraordinaire se projetait au dehors jusque sur le tilleul trois fois séculaire.

De sa fenêtre d'Alt aperçoit quelques ombres s'acheminer silencieuses vers le local de l'assemblée. Lui-même s'habille à la hâte, curieux de savoir la cause de cette convocation insolite. Il ceint l'épée à la poignée d'argent, se couvre de sa perruque magistrale, ajuste sa fraise, son rabat, son manteau espagnol. Il traverse la place, monte et entre dans la salle du Conseil. Il la trouve pleine de personnages inconnus que la pâleur funéraire de leurs faces ferait confondre avec des échappés du tombeau. Cependant l'erreur n'est pas possible, celui qui occupe le fauteuil de la présidence, c'est Jean-Henri Vonderweid, décédé récemment, son prédécesseur dans la charge d'avoyer. Il contemple pendant quelque temps avec effroi ce Sénat fantastique, qui délibérait gravement dans une langue inintelligible. Il s'assied, et bientôt les torches s'éteignent successivement et les ombres sénatoriales s'évanouissent. En disparaissant, tous les conseillers font entendre un craquement sinistre, comme un bruit d'ossements qui s'entrechoquent, et tous redisent sur un ton sépulcral :

– Diligite justitiam qui judicatis terram... C'est assez! Incapable de contenir plus longtemps son émotion, d'Alt se retire. Au dehors une épaisse nuit enveloppe tous les objets. Il n'entend rien, sauf la fontaine qui coule avec ce murmure mélancolique qui lui est particulier quand elle veut prédire la mort prochaine d'un avoyer. Egaré, tremblant, à peine peut-il regagner sa demeure. Un éclair sinistre brille à l'ouest, l'horloge frappe minuit et la voix lugubre du crieur des heures lui répond dans une rue éloignée.

Le lendemain, le vieillard révéla à son confesseur seul les terribles mystères de cette fatale nuit. Depuis lors il ne fit que languir. Trois mois et demi plus tard, la cloche de l'agonie annonça son trépas. Il n'avait pas vu reverdir le tilleul: l'oracle de la Bohémienne était réalisé.


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