Transportons-nous dans les vallons d'Arize, immenses pacages, racines du mont qu'on appelle le Pic-du-Midi de Bagnères: là vivait dans des temps reculés un très vieux pasteur; là, il paissait ses troupeaux et il n'avait jamais neigé sur la montagne. Or, il venait d'atteindre sa neuf cent neuvième année, lorsqu'il vit, pour la première fois, tomber la neige, et, la voyant, il connut que sa fin était proche et appela ses deux fils. Ceux-ci qui le savaient très vieux et qui considéraient parfois la longue barbe de mousse qui pendait au menton de leur père, comme à un sapin antique, avaient essayé de ranimer ses forces en lui portant du vin.
Le vieillard y trempa ses lèvres et les trempa encore : « De quel arbre est ce fruit, dit-il. Ce n'est point fruit de la ronce répliquèrent, en souriant, ses fils. Mais la liqueur généreuse et nouvelle ne lui donna qu'un plaisir passager, alluma son vieux sang une minute : ce fut la flamme plus haute et dernière d'une lampe qui s'éteint. Et à la première neige, qui descendait sans relâche : « Mes » fils, dit-il, je meurs, voici ma fin prochaine ; rien ne peut à présent me retenir parmi vous; je le savais, cela me fut prédit : ces blancs flocons sont mon linceul qui vient, qui se déploie, qui tombe. Mais vous, prenez courage et suivez, quand je ne serai plus, cette belle vache à la bruyante sonnette. Elle vous mènera d'abord dans la région des eaux chaudes à Bagnères là doivent s'élever des thermes bienfaisants. Allez toujours où elle vous conduira, et où elle s'arrêtera, arrêtez-vous. »
Le vieux berger, le patriarche, l'ancien des anciens, le grand-maître dans l'art des guérisons, l'inventeur des remèdes puissants composés de simples herbes et du lait des brebis, l'Esculape, le Pan des Pyrénées, mourut alors. Malgré sa science profonde, utile, malgré les grandeurs vraies de sa vie, nul poète inspiré ne chanta ses vertus; il mourut, au bruit sourd, étouffé, de la neige qui tombe, et l'immense linceul s'étendit, s'amassa. Alors ses fils, voyant la vache prête (elle partait), ils la suivirent, pieux observateurs de la volonté du mourant.
Elle fut d'abord, eux après elle, aux merveilleuses sources thermales connues sous le nom de sources de Bagnères. Et il neigeait toujours. Alors la vache, dont la sonnette faisait un tintement étouffé à tout moment par l'atmosphère enneigée, partit encore, sans hésiter, tout droit; un esprit supérieur la guidait. Et, descendant les bords de l'Adour, torrent jadis aurifère, qui ne roule aujourd'hui que des eaux et des rocs parfois tumultueux, elle s'arrêta au lieu où s'élève le riche et beau village de Montgaillard. Là, les fils du pasteur s'arrêtèrent aussi. Et il ne neigeait plus. Un rocher conserve, au-dessus du village, avec le forme de la vache d'Arize, la mémoire de cet évènement. Et depuis lors, il a toujours neigé dans la montagne.
Cependant, le corps du grand pasteur ne resta point privé de sépulture; on l'inhuma pieusement, et la terre fut ornée en cette place d'un marbre blanc, sur lesquels parurent gravés des caractères inconnus. Une fois, d'audacieux sacrilèges, violant la sainteté de ce tombeau, enlevèrent le marbre. Mais il commença aussitôt de pleuvoir, et la pluie dura quarante jours sans trêve. Alors, il fallut bien rendre sa pierre au mort irrité.
Telle est la légende ainsi se coucha dans la terre le grand pasteur d'Arize, ainsi eut-il pour dernier vêtement la première et merveilleuse neige que versa le ciel sur les vallées profondes des Pyrénées, dans un temps qui n'a point d'histoire.
Les années s'écoulèrent et firent des siècles. Les siècles se passèrent, et notre époque se leva, comme un pâle crépuscule, à l'horizon des temps.
Alors, le monde était changé. On vit venir aux mêmes vallons d'Arize, un beau jeune homme, un enfant délicat et poli des sociétés modernes. Il allait d'un pas rapide, inconstant, funeste. La brume l'accompagnait. Les cataractes du ciel s'ouvrirent. Il était seul; il ne s'arrêta point et fut jusqu'en un lieu sauvage, sur le bord de l'Adour qui gronde. Là, il arma sa main d'un pistolet chargé de deux balles mortelles.... Et du brillant jeune homme, il ne resta bientôt qu'un cadavre à la neige.
Le pistolet tua le corps; le doute avait tué l'âme on l'a conclu, avec raison, de quelques mots tracés de sa main et retrouvés dans ses habits. Lorsque l'humanité ne marche point vers l'avenir, mais semble s'y précipiter, il fut ne ceux qui ne purent la suivre, parce qu'ils manquèrent de foi. Il faiblit et tomba dans la course haletante.
Ce serait une chose grave d'opposer la fin prématurée de cet enfant perdu de notre temps à la mort admirable du pasteur résigné, pieux, vieilli en patriarche dans les siècles, dans la conduite des troupeaux, dans la pratique des arts utiles. Tous deux s'endormirent, mais bien différemment, sous la froide neige. L'un attendit en paix la dernière heure, tardive et lente, qui consommait les neuf cent neuf années, dont ses robustes épaules portaient encore le faix; mais il était si vieux que sa barbe humaine devenait mousse des arbres : l'homme se faisait végétal. L'autre se précipitait, sombre et violent, dans l'éternité, sans espoir : seul, privé d'héritier du sang ou de la pensée, il finissait affreusement, sans parole. Le vieillard, dont le feu s'éteignait doucement, allumait un flambeau d'espérance, qu'il mettait aux mains de ses fils, et leur montrant l'avenir (mythe pastoral) sous la forme de la vache rousse à la cloche qui tinte et appelle les générations, il leur donnait la foi et leur révélait les trésors humides cachés sous la terre, les sources puissantes qui rendent aux hommes la santé perdue, des thermes futurs sous le manteau glacé qui, pour la première fois, couvrait l'épaule des monts, mais ne pouvant éteindre la merveilleuse chaleur répandue dans leurs flancs au sein des eaux.