Le serpent fut, dans les Pyrénées comme dans l'Inde splendide, comme dans l'Afrique brûlée, l'objet de l'attention tremblante des hommes. Aujourd'hui même, il est plus d'un pasteur aux vallons de Bigorre, qui le croit doué d'un pouvoir malfaisant incomparable. Le coq à peine a-t-il pondu ses œufs, qu'il les va cacher sous des fumiers impurs. Couvé par cette intime chaleur, le serpent sort de l'œuf. Et qu'attendre d'une naissance si étrange, d'un berceau si immonde! Le hideux reptile aspire tous les êtres qui sont à sa portée, et les dévore. Il fait venir à lui, par la puissance de son haleine, les petits oiseaux, hélas! et les petits enfants!
Or, le plus grand serpent que l'on ait jamais vu, se traînait jadis sur le plateau d'une montagne verdoyante, dont la beauté ne peut être exprimée.... Et au pied de cette montagne et de plusieurs autres, qui forment un amphithéâtre vaste et serein, s'étend une vallée si douce, que l'âme y reste captive et s'y croit enchantée. Et de grands troupeaux allaient et venaient dans ce paradis, et bondissaient sous la conduite de leurs pasteurs, à la voix sonore de leurs chiens blancs comme la neige nouvelle. Mais, chose horrible à penser ainsi qu'à dire! pasteurs, chiens et troupeaux, enlevés de terre par une force irrésistible, montaient vers le plateau magique et s'engouffraient dans la bouche du serpent, qui se dilatait alors d'appétit et de joie pour les recevoir.
Et cela durait depuis très longtemps, et d'innombrables victimes avaient déjà succombé, en sorte que tout le pays n'était que larmes, gémissements et consternation.
Or, il se trouvait dans le village d'Arbouix, bâti au flanc de la montagne si verte, un homme qui avait beaucoup de courage, et cet homme n'avait pas moins d'adresse que de courage. Et il résolut de délivrer son pays. Dans ce but, il établit une forge au lieu le plus secret qu'il put trouver, et là il forgeait du fer, et lorsque le fer était rouge, il le mettait à la portée du serpent, au péril de sa vie, bien qu'il eût soin de se retirer aussitôt. Le monstre, qui regardait de côté et d'autre, cherchant une proie, lorsqu'il voyait ce fer rouge, l'aspirait comme toute autre chose, et par la puissance de son souffle, il l'avalait d'un seul trait. Le feu se mit à ses entrailles, et il eut une si grande soif, qu'il se prit à boire, à boire, et il buvait toujours. A la fin, il creva. L'eau qu'il avait absorbée se répandit et fit un lac : c'est le lac d'Isabit. [...] C'est que, dans cette nature prodigue, il est plus facile de les admirer que de les compter.
Cependant, les habitants reconnaissants du village d'Arbouix accordèrent à leur sauveur le droit de conduire ses troupeaux, sans rétribution, sur les pacages qu'il avait affranchis, et ses descendants jouissent encore de ce droit.
Ensuite, on prit les côtes du reptile, et l'on crut faire une chose agréable à Dieu, de s'en servir pour construire une église. Mais, quand l'église fut bâtie, la grêle tomba sans relâche. On connut par là qu'il fallait brûler ces os, parce qu'ils étaient maudits, et quand ils furent consumés, la grêle ne tomba plus.
J'avoue que dans cette aventure, altérée peut-être par les récits modernes et détournée de sa version première, le merveilleux qui domine, s'offre à l'esprit à-peu près sans compensation : à moins qu'on ne veuille considérer la forge d'Arbouix comme un emblème de cette forge divine qui prépare, sous les Pyrénées, les crises dont ces montagnes furent le théâtre, à des époques diverses. Des lacs ont dû se former sous l'influence de ce foyer caché, de cet agent secret que la science étudie, que le peuple a soupçonné sans doute.
Quoi qu'il en soit d'un aperçu que je livre pour très incertain, il semble que le serpent, ce fascinateur du monde visible, amène naturellement à l'illustre et invisible trompeur, avec lequel les anciens peuples lui accordèrent une parenté intime.