Corte, la Ville Haute, a l'air, avec ses maisons lézardées, entassées en amphithéâtre dans les anfractuosités d'un rocher que lèchent les eaux du Tavignano, d'un de ces burgs allemands sur lesquels plane continuellement le silence glacial des cités mortes ou décrépites. Au bas s'allonge Corte la nouvelle qui, pendant la- nuit et alors que toutes les fenêtres sont éclairées, ressemble, vue du côté sud. à la queue d'une immense comète.
Derrière le rocher à pic au sommet duquel est posée, comme un nid la citadelle, et séparée par la rivière qui coule dans une gorge profonde; s'élève une colline grise aux flancs nus où, çà. et là, apparaissent à peine quelques traces de végétation. Sur la crête de cette colline, brune sous le ciel couvert comme aussi sous le ciel clair, se détache en vigueur une roche figurant assez bien un moine à genoux lisant éternellement son bréviaire dans l'immobilité effrayante de la pierre. C'est la Roche-au-Moine sur laquelle l'imagination naïve et superstitieuse de nos ancêtres a brodé une très vieille et très curieuse légende que j'exhume aujourd'hui d'un bouquin poussiéreux.
Sachez donc que vers la fin du VIIe siècle, époque à laquelle régnait sur l'Occident « le grand et pacifique » empereur Charlemagne et où florissaient les paladins, vivait en Gaule un Corse nommé Cesaro Colonna, guerrier fameux que l'empereur aimait beaucoup et dont la gigantesque épée, faite du même acier que celles d'Olivier et de Roland, avait, dans les joutes brillantes et dans les sombres mêlées, des scintillements d'or et de sang.
Pendant vingt ans sans prendre de repos, il lutta, prenant toujours trois adversaires à la fois, car il dédaignait de se mesurer avec un seul, et toujours les terrassant. A son aspect, les Lombards fanfarons fuyaient, les Basques prudents se cachaient dans les grottes pyrénéennes; quant aux Saxons farouches qui osaient le braver, ils allaient tous mordre la poussière l'un après l'autre. Sa renommée était telle qu'un jour l'empereur, voulant lui donner une preuve éclatante de son admiration et de sa reconnaissance, le fit asseoir sur son trône devant tous ses hommes d'armes assemblés.
Mais peu à peu les uns après les autres, les invincibles paladins avaient disparu; à Charlemagne avait succédé son débonnaire fils et le temps des luttes épiques était révolu. Cesaro Colonna, se sentant inutile, fit rentrer à regret son épée dans le fourreau et revint dans l'île qui l'avait vu naître.
Il revint à Corte où les Maures s'étaient déjà établis et se dépouilla de sa lourde armure pour revêtir l'habit austère des religieux. Et celui qui pendant vingt ans, sans prendre un jour de repos, avait lutté, vécut désormais de la vie oisive et solitaire du cloître; celui dont la voix hautaine avait jadis des éclats parfois formidables, n'ouvrit, plus la bouche que pour égrener des litanies et psalmodier des patenôtres. Il trouva d'abord quelque charme à vivre ainsi; mais un jour que se déroulaient dans son esprit devenu méditatif les hauts faits auxquels il avait pris part, il songea que bientôt il lui faudrait mourir et cette pensée qui. depuis, le hanta avec une désespérante intensité, ne lui laissa plus de paix. Car la mort que l'on donne et qu'on peut recevoir sur le champ de bataille, dans le déchaînement des colères belliqueuses et au bruit des épées s'abattant sur les casques et sur les cuirasses, n'est rien pour l'homme de guerre. Mais sentir l'implacable et sournoise ennemie s'avancer lentement, le sang se figer peu à peu dans ses veines, mourir comme un lâche et un impuissant quand on est courageux et fort !...
La peur le prit, lui qui n'avait jamais tremblé, et dès lors il se mit à prier sans relâche le Dieu des armées de le rendre immortel. Or, une nuit qu'il était allé sur la colline qui domine Corte et qu'il priait avec plus de ferveur que jamais, il sentit soudain son corps se changer en pierre. Et tel on le voit maintenant, tel il restera, vivant dans la mort, jusqu'au jour où le sol rocheux de l'île frémira sous les pas des hordes germaniques. Alors la vieille âme de Cesaro Colonna réintégrera l'étrange statue qui raidissant enfin, ses genoux de pierre, se dressera terrible et sortira de nouveau du fourreau la gigantesque épée dont la lame avait, dans les joutes brillantes et dans les sombres mêlées, des scintillements d'or et de sang.
Quand j'eus fini de lire là bizarre légende que je viens de narrer, j'allai, promeneur mélancolique, revoir la Roche-au-Moine et je songeai longuement à la naïveté peut-être prophétique de nos ancêtres pendant que mes regards restaient obstinément fixés sur la pierre brune aux formes symboliques.