La légende de la construction du pont de Thusy [Pont-la-Ville / Gruyère District / Suisse]

Publié le 15 mars 2025 Thématiques: Âme , Âme du premier passant , Animal , Chat , Construction , Construction de pont , Diable , Diable constructeur , Diable roulé , Fuite , Origine , Origine d'un nom , Pierre jetée , Pierre | Roche , Pont , Prêtre | Curé , Procession , Rat | Souris ,

Pont de Thussy
Pont de Thussy. Source Folklore Suisse via e-periodica.ch
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Source: Genoud, J. / Légendes fribourgeoises (1892) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Pont de Thusy (disparu) / Pont-la-Ville / Gruyère District / Suisse

Vraiment, il y a des gens qui doutent de tout. Montrez-leur les preuves les plus palpables d'un événement ils hausseront les épaules et attribueront tout au hasard. Ainsi en est-il pour l'histoire du pont de Tusy. Qui n'a remarqué là, sur les rives de la Sarine, des blocs énormes de poudingue? Quelle force prodigieuse les a transportés en cet endroit ? C'est bien simple pour quiconque n'est pas incrédule. On sait que nos vieux pères, avant d'embrasser le christianisme, adoraient un être gigantesque connu sous le nom de Gargantua. Celui-ci, pour mieux se mettre à la disposition des fidèles, se montrait dans toute sa grandeur, se tenant d'un pied sur la Berra et de l'autre sur le Gibloux. Dans cette position, un soir que la soif le tourmentait, il se pencha pour boire à la Sarine. Il but si bien que la rivière fut à sec pendant trois jours. Pour s'amuser, le géant profita de cette circonstance pour rouler, depuis la source du torrent, de grosses pierres jusqu'auprès de Pont-la-Ville. Elles sont encore là en témoignage de la réalité du fait.

C'est sur ces bases solides que fut jeté le premier pont, qui coûta 1,824 couronnes. Il fut emporté plus tard par une crue subite des eaux. A cette nouvelle, le syndic s'écria : Il n'y a que le diable qui puisse nous en construire un autre plus durable!

Il n'avait pas achevé ces paroles qu'un domestique annonça: Messire Satan! Le syndic ne connaissait ce personnage que de réputation, sa timidité redoutait bien une telle visite, mais, fonctionnaire public, it voulut être à la hauteur de sa dignité.

L'étranger fut donc introduit. C'était, en apparence du moins, un jeune homme d'environ trente ans, vêtu à la manière allemande, portant un pantalon collant, de couleur rouge, et un justaucorps noir, fendu aux articulations des bras. Sa tête était couverte d'une toque noire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait, par ses ondulations, une grâce toute particulière. Quant à ses souliers, ils étaient arrondis du bout, et un grand ergot, pareil à celui d'un coq, paraissait destiné à lui servir d'éperon, lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval.

Après les compliments d'usage, chacun s'assit; le bailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnement les siens sur la braise. –
« Hé bien! mon brave ami, dit Satan, vous avez donc besoin de moi.
– Oui, Monseigneur, votre aide nous serait très utile.
– Pour ce maudit pont, n'est-ce pas ?
– Précisément ; vous venez à propos, mais ne soyez point exigeant envers de pauvres paysans. Je pourrais bien demander un subside à Leurs Excellences de Fribourg, mais ces messieurs de la capitale comprennent si peu les besoins de la campagne.
– Rassurez-vous, je peux vous satisfaire; il ne s'agit que de nous entendre sur le prix, continua Satan en regardant son interlocuteur avec une singulière expression de malice.
– Oui, répliqua le paysan, comprenant que l'on touchait au point délicat où l'affaire pourrait s'embrouiller.
– Oh! d'abord, dit Satan, en se balançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant ses griffes avec le canif du conseil communal, je serai de bonne composition. Voyez ! je n'ai pas besoin de votre or; j'en fais quand je veux. Tenez! »

A ces mots, il prit un charbon tout rouge au milieu du feu, comme on eût pris une praline dans une bonbonnière.
– « Tendez la main », dit-il au syndic qui hésitait, et il lui mit entre les doigts un lingot d'or le plus pur et aussi froid que s'il fût sorti de la mine.
– Gardez-le, ajouta-t-il, c'est un cadeau que je vous fais en souvenir de notre entretien. – Merci, dit le campagnard. Je comprends que si l'or ne vous coûte pas plus de peine à fabriquer, vous aimez autant que l'on vous paie avec une autre monnaie, mais ignorant celle que vous préférez, je vous prie de faire vous-même vos conditions. »

Satan réfléchit un instant.
– « Je désire, dit-il, posséder l'âme du premier individu qui passera sur ce pont. »

Le paysan eut un frisson; il se demanda si les attributions d'un syndic, même nommé par l'Etat, comportaient la vente des âmes des chers administrés, mais bientôt, refoulant tout scrupule, il dit: J'accepte. Prenant alors sa meilleure plume et s'appliquant à bien écrire comme à une leçon de calligraphie, il rédigea la convention qui fut ensuite signée par les deux parties contractantes. Le diable s'engageait formellement, par cet acte, à bâtir dans la nuit un pont assez solide pour durer cinq cents ans, et le haut fonctionnaire de la commune concédait, à titre de paiement, l'âme du premier individu qui le traverserait.

Le lendemain, au point du jour, le pont était construit. Le syndic, de bon matin, va vérifier si le travail est bien accompli. Il trouve le pont fort convenable et aperçoit à l'extrémité opposée Satan, assis sur une borne et attendant la récompense promise.
– « Vous voyez, dit celui-ci, que je suis homme de parole.
– Comme moi, réplique le malicieux paysan.
– Comment! vous seriez assez bon de vous dévouer pour le bien public?
– Je connais mon devoir, Monseigneur; on n'est pas pour son plaisir à la tête de sa commune. »

Sans poursuivre cet entretien, le syndic ouvre, à l'entrée du pont, les deux sacs qu'il a apportés prudemment sous son bras. Le premier contient des rats de la plus belle espèce; le second deux chats hargneux élevés à Arconciel !

On juge de l'ardeur des premiers à franchir le pont, du zèle de ceux-ci à les poursuivre et du désappointement du diable. « Voilà votre proie, une âme excellente », lui crie le syndic. A la vue du rat, Satan ne sourit pas, mais furieux, il allait détruire son œuvre quand, se retournant. il aperçut une procession venant d'Avry, curé et chapelain en tête. Frémissant de rage, il disparut subitement en jetant à travers les airs cette dernière parole de dépit : Affaire ratée ! Quant au syndic, il fut depuis cet exploit l'objet de la considération générale, mais la première fois qu'il fouilla son escarcelle, il se brûla vigoureusement les mains.

Ajoutons que les riverains du pont de Tusy ne négligent rien pour conserver intact ce chef-d'œuvre d'architecture infernale, bien persuadés que, si quelque catastrophe venait à l'emporter, on ne trouverait plus, à trois lieues à la ronde, un syndic assez malin pour tromper le démon.

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Source: Brodard, F.X. / Bulletin de la Société Suisse des traditions populaires (1947) (2 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Pont de Thusy (disparu) / Pont-la-Ville / Gruyère District / Suisse

On sait que le diable a construit maint pont dans notre pays (selon la légende, évidemment!). C'est le cas du pont de Thusy, qui enjambe la Sarine pour relier Pont-la-Ville à Avry-devant-Pont. Ce pont sera submergé par les eaux du Lac de la Basse-Gruyère pour l'appeler par le nom officiel, c'est-à-dire provisoire dont on l'a baptisé sur le papier, tandis que le peuple dira probablement le lac de Kossens ou peut-être le lac de Thusy.

[...] Une pierre énorme [...] et dont la masse a l'air de couper pour ainsi dire le pont en deux, est située quelques mètres en amont du pont. C'est la pierre du diable, que les grandes crues submergent parfois. D'où vient-elle? Voici à ce sujet la légende que l'on se transmet dans les villages environnants.

Le conseil de Pont-la-Ville avait décidé de faire construire un pont sur la Sarine. La difficulté était de trouver un architecte-entrepreneur capable. Il s'en présenta un: Messire Satan, qui se chargea d'exécuter cette œuvre d'art en une nuit. Le prix? L'âme du premier vivant qui passerait sur le pont. Le marché fut conclu. Mais en bons chrétiens, les habitants de Pont-la-Ville ne tenaient nullement à rendre l'âme entre les griffes du Prince des ténèbres. Ils s'avisèrent donc d'un stratagème. Ils enfermèrent dans un sac un chat et dans une trappe une souris. Le lendemain matin, on se rendit au pont flambant neuf. L'architecte était là, attendant ses honoraires. Le syndic de l'endroit aussi. Il avait même fait avertir le curé de la paroisse. Au moment voulu, le syndic ouvrit la trappe. La souris en sortit prestement, et le matou se mit à sa poursuite. Ils furent donc les deux premiers êtres vivants à franchir le pont. Ainsi fut joué maître Satan. Furieux, il saisit un quartier de rocher et le lança pour anéantir ce pont si mal payé. Mais à ce moment, le brave curé, jetant de l'eau bénite, troubla si fort le diable qu'il manqua son coup, et (pie la pierre tomba à côté du pont, où l'on voit actuellement encore la fameuse «pierre du diable».

Une tradition locale dit d'autre part que le pont fut construit par des frères Gaillard venus de Savoie, et qu'ils reçurent pour cela la bourgeoisie des cinq communes les plus directement intéressées par la construction de ce pont, soit La Roche, Pont-la-Ville, Avry-devant-Pont, Pont-en-Ogoz et Villars-d'Avry. Le fait est qu'actuellement encore il y a dans la région, à La Roche et Pont-la-Ville notamment, des familles Gaillard jouissant de la bourgeoisie de ces cinq communes.


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