Vraiment, il y a des gens qui doutent de tout. Montrez-leur les preuves les plus palpables d'un événement ils hausseront les épaules et attribueront tout au hasard. Ainsi en est-il pour l'histoire du pont de Tusy. Qui n'a remarqué là, sur les rives de la Sarine, des blocs énormes de poudingue? Quelle force prodigieuse les a transportés en cet endroit ? C'est bien simple pour quiconque n'est pas incrédule. On sait que nos vieux pères, avant d'embrasser le christianisme, adoraient un être gigantesque connu sous le nom de Gargantua. Celui-ci, pour mieux se mettre à la disposition des fidèles, se montrait dans toute sa grandeur, se tenant d'un pied sur la Berra et de l'autre sur le Gibloux. Dans cette position, un soir que la soif le tourmentait, il se pencha pour boire à la Sarine. Il but si bien que la rivière fut à sec pendant trois jours. Pour s'amuser, le géant profita de cette circonstance pour rouler, depuis la source du torrent, de grosses pierres jusqu'auprès de Pont-la-Ville. Elles sont encore là en témoignage de la réalité du fait.
C'est sur ces bases solides que fut jeté le premier pont, qui coûta 1,824 couronnes. Il fut emporté plus tard par une crue subite des eaux. A cette nouvelle, le syndic s'écria : Il n'y a que le diable qui puisse nous en construire un autre plus durable!
Il n'avait pas achevé ces paroles qu'un domestique annonça: Messire Satan! Le syndic ne connaissait ce personnage que de réputation, sa timidité redoutait bien une telle visite, mais, fonctionnaire public, it voulut être à la hauteur de sa dignité.
L'étranger fut donc introduit. C'était, en apparence du moins, un jeune homme d'environ trente ans, vêtu à la manière allemande, portant un pantalon collant, de couleur rouge, et un justaucorps noir, fendu aux articulations des bras. Sa tête était couverte d'une toque noire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait, par ses ondulations, une grâce toute particulière. Quant à ses souliers, ils étaient arrondis du bout, et un grand ergot, pareil à celui d'un coq, paraissait destiné à lui servir d'éperon, lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval.
Après les compliments d'usage, chacun s'assit; le bailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnement les siens sur la braise. –
« Hé bien! mon brave ami, dit Satan, vous avez donc besoin de moi.
– Oui, Monseigneur, votre aide nous serait très utile.
– Pour ce maudit pont, n'est-ce pas ?
– Précisément ; vous venez à propos, mais ne soyez point exigeant envers de pauvres paysans. Je pourrais bien demander un subside à Leurs Excellences de Fribourg, mais ces messieurs de la capitale comprennent si peu les besoins de la campagne.
– Rassurez-vous, je peux vous satisfaire; il ne s'agit que de nous entendre sur le prix, continua Satan en regardant son interlocuteur avec une singulière expression de malice.
– Oui, répliqua le paysan, comprenant que l'on touchait au point délicat où l'affaire pourrait s'embrouiller.
– Oh! d'abord, dit Satan, en se balançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant ses griffes avec le canif du conseil communal, je serai de bonne composition. Voyez ! je n'ai pas besoin de votre or; j'en fais quand je veux. Tenez! »
A ces mots, il prit un charbon tout rouge au milieu du feu, comme on eût pris une praline dans une bonbonnière.
– « Tendez la main », dit-il au syndic qui hésitait, et il lui mit entre les doigts un lingot d'or le plus pur et aussi froid que s'il fût sorti de la mine.
– Gardez-le, ajouta-t-il, c'est un cadeau que je vous fais en souvenir de notre entretien.
– Merci, dit le campagnard. Je comprends que si l'or ne vous coûte pas plus de peine à fabriquer, vous aimez autant que l'on vous paie avec une autre monnaie, mais ignorant celle que vous préférez, je vous prie de faire vous-même vos conditions. »
Satan réfléchit un instant.
– « Je désire, dit-il, posséder l'âme du premier individu qui passera sur ce pont. »
Le paysan eut un frisson; il se demanda si les attributions d'un syndic, même nommé par l'Etat, comportaient la vente des âmes des chers administrés, mais bientôt, refoulant tout scrupule, il dit: J'accepte. Prenant alors sa meilleure plume et s'appliquant à bien écrire comme à une leçon de calligraphie, il rédigea la convention qui fut ensuite signée par les deux parties contractantes. Le diable s'engageait formellement, par cet acte, à bâtir dans la nuit un pont assez solide pour durer cinq cents ans, et le haut fonctionnaire de la commune concédait, à titre de paiement, l'âme du premier individu qui le traverserait.
Le lendemain, au point du jour, le pont était construit. Le syndic, de bon matin, va vérifier si le travail est bien accompli. Il trouve le pont fort convenable et aperçoit à l'extrémité opposée Satan, assis sur une borne et attendant la récompense promise.
– « Vous voyez, dit celui-ci, que je suis homme de parole.
– Comme moi, réplique le malicieux paysan.
– Comment! vous seriez assez bon de vous dévouer pour le bien public?
– Je connais mon devoir, Monseigneur; on n'est pas pour son plaisir à la tête de sa commune. »
Sans poursuivre cet entretien, le syndic ouvre, à l'entrée du pont, les deux sacs qu'il a apportés prudemment sous son bras. Le premier contient des rats de la plus belle espèce; le second deux chats hargneux élevés à Arconciel !
On juge de l'ardeur des premiers à franchir le pont, du zèle de ceux-ci à les poursuivre et du désappointement du diable. « Voilà votre proie, une âme excellente », lui crie le syndic. A la vue du rat, Satan ne sourit pas, mais furieux, il allait détruire son œuvre quand, se retournant. il aperçut une procession venant d'Avry, curé et chapelain en tête. Frémissant de rage, il disparut subitement en jetant à travers les airs cette dernière parole de dépit : Affaire ratée ! Quant au syndic, il fut depuis cet exploit l'objet de la considération générale, mais la première fois qu'il fouilla son escarcelle, il se brûla vigoureusement les mains.
Ajoutons que les riverains du pont de Tusy ne négligent rien pour conserver intact ce chef-d'œuvre d'architecture infernale, bien persuadés que, si quelque catastrophe venait à l'emporter, on ne trouverait plus, à trois lieues à la ronde, un syndic assez malin pour tromper le démon.