Sur la route du Grand-St-Bernard, qui reliait de bonne heure l'Helvétie à l'Italie, il existe un riant village dont la tradition catholique veut que l'apòtre Pierre soit fondateur et qui, en réalité, remonte aux premiers âges de la gloire de Rome, c'est-à-dire avant Jules César. On y a trouvé et on y trouve encore les traces non contestables et non contestés de la civilisation romaine avant le christianisme. Placé sur la grande voie internationale que parcouraient souvent les légions romaines, Bourg-St-Pierre joue depuis longtemps son rôle dans l'histoire, rôle humanitaire puisqu'il fut longtemps le dernier refuge des pèlerins ou passagers se rendant soit à Rome, soit au Mont-Jovis qui s'élève, à 3 heures du village et portait autrefois un temple fort en renom, dédié à Jupiter pennin. C'est à quelques pas des ruines de ce temple que s'élève depuis 10 siècles l'hospice du Grand St-Bernard, à 2472 mètres d'altitude, au sein des neiges éternelles. Bourg-St-Pierre a vu passer de grands hommes, sans compter les capitaines romains et Annibal que la tradition rapporte avoir passé par là avec son armée. Napoléon Ier, courant à Marengo, y prit son déjeuner. Ce séjour délicieux pour l'alpiniste a pu éveiller la muse immortelle de Longfellow dans son Excelsior. Mais cette étape des pieux pèlerins qui, au temps où l'on pélerinait, passaient en foule dans le bourg, ne plaisait qu'à moitié au prince des ténèbres. Le nom seul du petit village lui était en horreur et il résolut de le détruire. On tint un conseil de démons et ces graves assises eurent lieu dans un endroit désolé du Valsoray, au pied du Mont Velan.
La destruction du village y fut résolue et Satan rassembla en quelques instants une légion de démons qui eut pour mission d'exécuter ce plan infernal. Des milliers de génies malfaisants, au dos voûté et bossu, à la longue barbe grise, se rangèrent en ligne de manière à former une longue file qui, de la « Gouille du Valsoray » c'est-à-dire deux lieues plus loin, s'échelonnait jusqu'au-dessus du village, sur les pentes du mamelon conique où se trouve actuellement le jardin botanique de la « Linnaea ». C'était de nuit, à la lueur de leurs lanternes sourdes, les démons coupèrent une masse énorme de jeunes plantes dans la forêt et s'en servirent pour tresser, comme s'ils eussent été de simples osiers, une vraie muraille qui devait retenir les eaux et former un réservoir au dessus du village. Une fois le réservoir constitué, les interstices bien bouchés avec de la terre et des mottes de gazon, ils firent la chaîne et se passèrent l'un à l'autre et dans leurs bonnets de cuir, l'eau de la « Gouille » jusqu'à ce que le réservoir dominant le village en fut rempli. Il y avait une double chaîne, l'une pour apporter l'eau, l'autre pour emporter les bonnets vides.
« Qu'est-ce que çà ? » dit le curé Bovard en regardant au soleil levant, l'œuvre des destructeurs, « veut-on noyer nos saints autels? » – « Le village entier ! », crièrent les démons tout en continuant leur chaîne. Plus malin qu'eux, le curé fit sonner les cloches sur le champ et rassembla la population au temple pour y prier. L'assemblée à genoux attendait un miracle, mais les démons continuaient et le réservoir était bientôt plein, le torrent allait dévaster le village! Le curé regarde son auditoire en prières; il le voit attentif. Mais il aperçoit au travers des étroits vitrages, quelques hommes du village qui regardaient travailler les démons et n'assistaient pas au culte. Il comprit qu'il n'aurait aucun pouvoir contre les démons, tant qu'un seul de ses paroissiens serait au dehors de l'église et il les fit chercher. La population entière fut alors réunie et aussitôt un cri terrible retentit au dehors; c'étaient les démons qu'un souffle divin précipitait tous dans les gorges de la Valsoray et qui suivirent eux, la route que devait prendre le torrent dévastateur et qui devait entraîner la population de Bourg-St-Pierre.