En 1415, l'abbaye de Notre-Dame de Consolation avait pour archiviste un moine appelé le père Sévérin. C'était le plus savant clerc que l'on eût jamais vu. Cependant malgré cette grande science du père Sévérin, l'abbé du couvent n'estimait pas beaucoup le moine chroniqueur et le regardait presque comme un mécréant.
Un jour de Saint-Liétard, après l'office des Vêpres, Sévérin était occupé à écrire le récit du miracle auquel la chapelle de Guyans doit sa fondation.
Souvent, en écrivant cette légende, il se prenait à dire : A tout ceci je ne crois mie, car si jamais la Vierge a eu si grande puissance, elle en userait encore aujourd'hui apertement. Voilà que soudain il entendit une voix sèche et âpre lui crier : « Il est bien vrai, révérend père, que ce miracle n'est point dû à la Vierge et je m'offre à vous en montrer la preuve dans ce parchemin. » Le moine ébahi leva les yeux, et vit devant la table un homme inconnu en costume de pèlerin.
Pax Domini sit tecum, dit Sévérin, à peine revenu de sa surprise.
A cette formule, l'étranger fit un mouvement convulsif; tout son corps frémit sous un frisson nerveux; mais il se remit si prestement que le moine n'y prit garde.
Voici ce qu'il y avait sur ce parchemin :
« Le quinzième jour de mai 1114, Enguerrand de Vergy, seigneur de Varambon, Guyans, Laval et autres lieux circonvoisins, partit avec les hommes d'armes de sa châtellenie pour porter assistance à Godefroi de Bouillon, roi de Jérusalem. La valeur d'Enguerrand de Vergy fut fatale à plus d'un sarrasin. Notre-Dame lui venait en aide dans les combats et il en sortait toujours sain et sauf. Il est vrai que le sire priait chaque matin Marie de l'assister dans le péril. Des médisants jaloux disaient seuls pour rabaisser la gloire du chevalier qu'il s'était donné au diable. Et il était si vrai que la Vierge le sauvait de toute malencontre, qu'un jour, un seul jour, le vendredi d'avant saints Ferréolet Fergeux, Enguerrand ayant omis sa prière, fut désarçonné et pris par un cavalier ennemi. Il fut jeté dans une prison humide, d'où il pouvait voir par la fente d'une meurtrière le bras sinistre du gibet où pendait le cadavre d'un croisé.
Demain, pensa-t-il avec horreur, le corps d'Enguerrand sera aussi là, pendu entre ciel et terre.
Il allait se mettre en prière, lorsqu'il entendit glisser un pas sur la dalle.
Un chevalier se tenait là, devant lui, le corps couvert d'une armure sombre et le visage caché sous un masque de mailles d'acier dont trois plus relâchées laissaient passage au souffle et à la lumière.
– Enguerrand de Vergy, veux tu la liberté?
– Oui, à tout prix, fors celui de mon âme.
– Ton âme, dit le chevalier d'une voix sourdement accentuée, il n'est pas l'heure d'en parler. Jure seulement de me venir visiter en ma châtellenie d'Apremont, à deux ans d'ici..... et tu es libre.
La voix qui disait ces paroles avait un accent si étrange et la renommée du sire d'Apremont était si suspecte qu'Enguerrand hésitait à répondre. Mais, levant les yeux à la meurtrière, il vit le gibet et sa hideuse proie.
Il jura.
Le visiteur disparut aussitôt, et Enguerrand, qui avait succombé à un sommeil irrésistible, se réveilla sur le glacis de son castel de Guyans-Vennes.
On feta joyeusement son merveilleux retour, et le peuple cria miracle. Enguerrand qui reniait l'assistance du chevalier d'Apremont, la soupçonnant bien venir d'enfer, disait à tout venant qu'il avait été miraculeusement délivré des mains de l'infidèle par la sainte Vierge, sa patronne chérie. Pour lui rendre grâce de sa bonne aide, il lui consacra une jolie chapelle.
Deux ans après, Guichard de Châlon donna dans son manoir d'Etrabonne un brillant pas d'armes auquel Enguerrand prit part et où il eut l'honneur d'être proclamé le mieux faisant. La lice allait être fermée, quand un chevalier couvert d'une armure sombre et le visage caché sous un masque de mailles d'acier vint réclamer duel à outrance contre Enguerrand, comme félon, déloyal et traître à la promesse jurée.
Enguerrand frissonne en reconnaissant le châtelain d'Apremont.
Tous deux, après avoir juré que leurs armes étaient sans maléfices et enchantements, lui, avec une prière mentale à la mère de Dieu, l'autre avec un vilain grimacement, courent l'un sur l'autre. Malgré la vaillance et les prouesses d'Enguerrand, il ne put lutter longtemps avec avantage contre son infernal adversaire. Renversé sur la croupe de son palefroi, il allait faillir et trépasser quand il lui vint en pensée de jeter au fer de sa lance les annelets bénits d'un rosaire.
Bien fit-il, car onc on ne vit plus prompte départie que celle du chevalier noir. Il poussa incontinent des hurlements épouvantables et se sauva si vite en criant: Merci, merci de moi.. que les archers du guet, à l'entrée du Carrousel, ne le virent pas même traverser la barrière.....»
Prou, prou ! dit le Minime, en interrompant la lecture du manuscrit. Je n'ai pas plus de créance aux miracles du diable qu'à tous les autres.
Tu te ris du diable et de sa puissance, fit alors le pèlerin. J'aurai souvenance de ton dire, Sėvėrin.
Et il disparut.
A quelque temps de là, par une nuit sombre, Séverin avait dû quitter ses labeurs scolastiques pour aller réconcilier un malade avec le ciel et l'aider à mourir. A peine fut-il sur la crête des rochers, qu'un orage épouvantable mêlé de trombe et de tonnerre vient à éclater.
Le lendemain, on retrouva le cadavre du moine gisant au pied d'une roche et déchiré par la foudre. Quand on voulut le soulever pour le transporter au couvent, il tomba en poussière de souffre et une flamme voletant tout autour arda quiconque ne se tint pas à notable distance.
Et voilà pourquoi la roche d'où a été précipité Sévérin a nom Roche du Prêtre, comme la chapelle édifiée près du moutier des Minimes par le dévotieux Enguerrand, s'appelle la Chapelle du Sire.