Les beautés et les curiosités de la Gruyère ont le secret de plaire à des touristes et à des voyageurs chaque année plus nombreux. Bientôt, pendant les trop courts mois de la chaude saison, bientôt tous les pays du globe seront représentés dans cette poétique contrée. Il convient donc de signaler aux étrangers non seulement tous les attraits que la nature a prodigués dans ce coin de terre, mais encore les vieilles légendes qui ont ému ou amusé nos pères.
Nous voici dans un modeste village remarquable par sa propreté et son aisance. Arrêtons-nous un peu auprès de la belle fontaine communale. Elle est surmontée d'un dôme gracieux que supportent des colonnes de marbre. Près de ce monument se rencontrent les lessiveuses, sinon pour laver le linge de la famille, du moins pour salir quelque réputation qui porte ombrage. Ce sont elles sans doute qui ont reçu la mission de transmettre de siècle en siècle la tradition suivante.
Un jour, le bon père Colin s'en était allé à la foire de Château-d'Ex. Il y fit de bonnes affaires, surtout dans les auberges. A son retour, il s'arrêta à l'Hôtel de Jaman, à Montbovon, non pour le plaisir de boire, mais par politesse envers de vieux amis d'enfance. Nos gais compères voulurent noyer dans quelques bons verres le plaisir de s'être retrouvés. Il en résulta que minuit l'heure solennelle Ivit notre Colin sur le chemin de Lessoc.
Il fut mal accueilli au domicile conjugal. Fanchon énuméra vingt arguments pour lui inspirer la honte de sa mauvaise conduite. Comme dernière considération, elle lui dit : << Tu n'es qu'un égoïste, car tu bois, toi, avec excès, et tu laisses la jument mourir de soif! >>>
Alors seulement Colin comprit toute l'étendue de sa faute. Pour la réparer sans retard, il sortit, détacha la cocotte qui rêvait à l'écurie sur l'ingratitude des hommes, et la conduisit auprès du bassin.
La nuit était splendide, la lune était pleine, elle aussi, quelques nuages planaient dans les hauteurs de l'atmosphère en laissant entre eux d'assez grandes éclaircies pour permettre à l'astre poétique des nuits de se refléter par intervalles dans l'eau cristalline de la fontaine. Soit par ruse, soit par hasard, Cocotte but précisément à la place où son maître admirait le disque argenté se baignant dans le limpide liquide. « Tiens, se dit-il en riant, elle boit sur la lune! »
Soudain un nuage d'une opaque noirceur enveloppa là-haut le satellite de la terre et naturellement le reflet dans le bassin disparut aussitôt.
Au même instant, Cocotte leva la tête, comme quelqu'un satisfait d'avoir avalé une bonne gorgée ou un bon morceau. « O ciel ! s'écria Colin épouvanté, la lune n'est plus là, ma jument l'a avalée. »
Le paysan ne dit rien à sa femme, mais il resta à l'écurie le reste de la nuit pour veiller Cocotte. Le matin, il la promena le long des rues du village pour activer la disgestion. « Peu m'importe, pensa-t-il, que cette rôdeuse nocturne soit perdue, puisqu'on en fait chaque mois une nouvelle, mais je veux conserver ma brave cavale. »
Bientôt tout Lessoc, en se réveillant, s'étonna de voir Colin et Cocotte, Cocotte et Colin passer et repasser sans cesse par les mêmes chemins, l'un paraissant effrayé et l'autre ennuyée de cette exhibition matinale.
« Ta jument est-elle malade, demanda enfin à notre homme le digne syndic toujours attentif sur les faits et gestes de ses administrés ? – Hélas! soupira le campagnard, elle est flambée! Elle a avalé la lune et ne l'a pas rendue! Ainsi mon plus beau jour a été suivi de ma plus triste nuit. » A cette réponse inattendue, le haut fonctionnaire demeura un moment pensif, puis il haussa les épaules et se retira en murmurant tout bas « Pauvre Colin! Si Cocotte n'a pas rendu la lune, lui a déjà rendu la raison ! »
Cependant, comme chacun s'intéressait à Colin, le conseil communal fut convoqué en séance extraordinaire. Le syndic exposa la gravité du cas et conclut en ces termes : « Si une nouvelle lune se montre au firmament, nous pourrons nous rassurer, mais ce ne sera pas un motif de lui faire subir le même sort qu'à la précédente. Comme les précautions sont toujours bonnes, nous voulons à l'avenir interposer un toit spacieux entre la lune et le bassin. Les lessiveuses seront contentes et tous les Colin seront tranquillisés. »
La proposition fut bien accueillie. Au reste, guidés toujours par les principes conservateurs, les conseillers tenaient à protéger l'astre des nuits contre tout accident, car eux aussi, une fois, pourraient s'attarder à la foire de Château-d'Ex ou de Bulle et avoir besoin de ce bon falot pour rentrer au foyer domestique.
Telle est l'origine authentique de l'élégant bassin de Lessoc. S'il était quelque jour muni d'un bon phonographe, il nous apprendrait bien d'autres choses sur l'histoire intime de cette jolie localité. Attendons le vingtième siècle et nous serons exaucés.


