Non loin d’Aisy-sous-Thil, dans un étroit vallon, profondément encaissé par deux coteaux abrupts, coule un minuscule ruisseau. Ses eaux, limpides comme du cristal, franchissant de nombreuses cascatelles, vont se perdre dans le Serein, un des moindres tributaires de la Seine.
Ce lieu, sauvage et inculte, est désigné par le nom significatif de Gallafre.
Au fond de la gorge, on voyait autrefois de nombreux et énormes blocs de granit, qui, soit isolés, soit superposés, offraient à la vue les configurations les plus bizarres. Ces superbes monolithes, ces constructions du génie architectural du hasard, ont disparu pour la plupart. A la place qu’ils occupaient, gisent leurs tristes débris…
Le ruisseau lui-même a été aménagé suivant des lignes, rigoureusement géométrales. Il est actuellement emprisonné entre deux rangs de pierres qui le maintiennent captif.
Autrefois Gallafre était hanté par un mauvais génie, une fée malfaisante : la Befnie, qui présidait au sabbat, ou aux cérémonies infernales qui avaient lieu dans le voisinage d’une roche gigantesque, appelée le Poron Gachou.
Que se passait-il à ces conciliabules nocturnes? Nul mortel n’a jamais été assez audacieux pour assister à ces mystérieuses cérémonies, dont les plus intrépides ne parlaient qu’en frémissant. Malheur à celui qui s’y serait hasardé, il n’en serait jamais revenu !
Si le jour, quelques pâtres fréquentaient cette lande, dès que tombait le crépuscule, ils la quittaient précipitamment, et aussitôt elle se peuplait d’apparitions étranges.
On raconte que la nuit on y entendait des bruits sinistres, et des cris n’ayant rien d’humain. Qui eut été assez osé pour s’engager dans ce lieu redoutable, où se donnaient rendez-vous les Loups-Garous, les Laveuses de Nuit, enfin tous ces êtres mystérieux qui errent durant les nuits sombres?
Cependant, les habitants des villages voisins, affirmaient qu’étant muni d’un morceau de pain et de quelques cristaux de sel de cuisine, on pouvait s’aventurer hardiment dans cette vallée maudite. Ces deux objets, talismans précieux, pouvaient conjurer tous les maléfices et permettre d’assister, sans aucun danger, à tous les rites occultes qui se pratiquaient dans ces parages. Mais, malgré cette certitude, il est probable que très peu de personnes ont tenté cette périlleuse entreprise.
La légende cite, néanmoins, une jeune fille qui eut assez de témérité pour l’oser. Voici cette histoire telle qu’elle est racontée par les vieillards :
Il y a peu d’années encore, dans certains villages de l’Auxois, plusieurs familles se réunissaient le soir et formaient ce qu’on appelait une Veillée. Cette sage coutume, qui établissait un lien de fraternité entre voisins, permettait aussi de se livrer à des économies appréciables relativement au luminaire et au chauffage de la salle; deux choses assez onéreuses pour les ménages, qui à cette époque étaient presque tous peu aisés; chacun fournissait à tour de rôle ces deux éléments indispensables.
Pendant que les femmes ou les jeunes filles faisaient tourner leur fuseau, ou teillaient le chanvre roui de l’été précédent, les hommes, tout en tisonnant, devisaient sur l’état des récoltes en terre ou sur l’avancement des travaux champêtres. Lorsque la veillée était près de toucher à sa fin, les anciens racontaient quelque histoire des temps passés. Le plus souvent c’étaient des contes fantastiques ou le merveilleux se le disputait à l’horrible, et qui donnaient le frisson aux auditeurs. Alors les enfants se serraient contre leurs mères, et plus d’une filandière sentait le fuseau ralentir son mouvement entre ses doigts.
Donc, à Pont-d’Aisy, pendant une de ces interminables veillées d’hiver, dix heures venaient de sonner au coucou, et un conteur, dont on n’a pas conservé le nom, avait ému profondément son auditoire en lui rappelant, peut-être pour la centième fois, les sombres mystères qui se déroulaient au pied des rochers ou dans les antres de la fée, en Gallafre.
Son récit était à peine achevé, lorsqu’une jeune fille, nommée La Peige, se leva. Puis, laissant là quenouille et fuseau, elle annonce sa résolution de tenter l’aventure, en franchissant la distance qui la séparait du lieu où s’accomplissaient les mystères redoutables. Un frisson parcourt l’assemblée: « Sans doute La Peige est folle, » se dirent les vieillards et l’on ne pensait pas qu’elle voulût accomplir sérieusement cet acte de folie.
Cependant, quelques jeunes gens relèvent le défi et offrent à La Peige une belle robe de droguet [étoffe grossière], si elle tient la promesse qu’elle vient de faire. Alors, sans plus hésiter, elle prend dans la huche le pain et le sel, préservateurs de l’influence néfaste des puissances occultes et se dispose à franchir l’huis de la chaumière. Mais auparavant les matrones lui font une dernière recommandation; arrivée au but désigné, afin de conjurer tous les maléfices, elle répétera trois fois : En Gallafre, en Gallafre, i seu! (je suis)
Elle part, non sans toutefois s’étre signée, ainsi que les commères.
La voici au pied de l’énorme roche rugueuse, terme de son voyage Trois fois dans le silence de la nuit elle lança aux échos les paroles suivantes : En Gallafre, en Gallafre, i seu ! Trois fois les échos répercutèrent cette phrase. La dernière syllabe s’éteignait à peine dans les profondeurs de la vallée, qu’une voix, sortant on ne sait d’où, lui répondit : Sans ton pain, Sans té só, (sel) En Gallafre, Ty resteró! (tu y resterais)
Pauvre Peige, à peine était-elle de retour et rejoignait ses amies qui l’attendaient avec une anxieuse impatience, qu’elle tombait inanimée sur le parquet. On s’empressa en vain de lui porter secours, elle était morte !..
Il est à présumer que les méchancetés de la Befnie, ses instincts de plus en plus pervers, attirèrent sur elle le courroux des puissances supérieures, car, à une certaine époque, son mobilier fut métamorphosé en pierres. Les pâtres faisaient remarquer aux visiteurs, le lit, le sabot, le cheval, etc, de la Sorcière plus ou moins grossièrement représentés. Mais en 1842, une nuée de tailleurs de pierres s’abattit sur Gallafre. A la grande douleur des admirateurs du passé, presque tous ces monuments, témoins muets des âges disparus, tombèrent sous le marteau de cette légion dévastatrice. Ces meubles transformés par la main de l’ouvrier, servent aujourd’hui de bordures de trottoirs dans certaines rues de Paris.
La chaudière et une portion du van échappèrent cependant à la destruction. Cette chaudière a été décrite par M. A. Bruzard dans le Bulletin des sciences de Semur. (An. 1875.)
Quant au van, c’est une roche orientée de l’Est à l’Ouest, dont la face tournée au Nord a été retouchée et excavée de quelques centimètres de profondeur, lui donnant la forme du meuble dont elle porte le nom. On ne sait à quelle époque ce travail, dans lequel on voit la marque de la main de l’homme, fut exécuté. Il remonte assurément à un temps très éloigné, et semble être contemporain des pierres à bassins et à écuelles, dont le Morvan offre plusieurs échantillons remarquables.
Trois excavations sous roches subsistent encore, ce sont : La Maison, la Grange, et l’Écurie de la fée. Ces cavités qui sont de même forme, et de dimensions très exigües, mesurent intérieurement à peine un mètre sur chaque face; mais le plancher a pu être légèrement exhaussé par des éboulis terreux.
Les Loups-Garous et les Lavandières elles-mêmes ont disparu et quitté à jamais ce séjour. On cite cependant un paysan matinal, mort depuis peu d’années, qui rencontra une de ces dernières, se livrant avec ardeur à son travail de prédilection. Sans doute, si notre héros l’eut aperçue plus tôt il aurait reculé, mais quand il la vit, il était trop tard pour battre en retraite. Quoique saisi d’une grande frayeur, il lui adressa, en balbutiant, quelques paroles banales, auxquelles elle daigna répondre sans lever les yeux.
Aussitôt que le paysan eut dépassé son interlocutrice de quelques pas, il s’éloigna précipitamment, sans oser regarder derrière lui.