Il y a nombre d'années, vivait dans les Pays-Bas une jeune fille d'une rare beauté, et ce qui, à cette époque déjà, n'était pas moins rare, douée d'innocence et de piété. A l'insu de la charmante Gertrude un chevalier noble et riche se prit d'un violent amour pour elle. L'étranger parvint, à force d'assiduités, à lui faire voir l'impression profonde qu'elle avait produite sur lui. Mais elle avait l'esprit trop sérieux pour se laisser aller aux douceurs de l'amour; le bonheur de la famille, les joies d'une union paisible et assortie ne lui offraient point d'attraits; elle nourrissait depuis sa plus tendre enfance l'espoir d'obtenir un jour la faveur de passer ses jours dans la solitude du couvent voisin consacré à St. Jean. Un cœur pur, libre de toute faiblesse humaine, pouvait seul, au printemps de la vie, prendre une résolution aussi pieuse. Elle ne donnait accès dans son cœur à aucune passion et n'avait que le penchant innocent d'exercer des oeuvres de charité; son seul regret était de ne pouvoir, dans sa pauvreté, suivre en cela , toute l'impulsion de son âme.
Les tentatives du chevalier demeurèrent donc sans succès, elle lui permit seulement de la voir, et de lui parler amicalement.
La passion du jeune homme ne fit que croître devant les grâces infinies de cette charmante enfant; et comme s'il eût été enlacé dans des liens magiques, il était malgré lui entrainé vers l'objet de toutes ses pensées et absorbé par les tourments de son amour.
Il obtint la faveur d'accompagner la jeune fille, lorsqu'elle visitait les cabanes des pauvres pour y répandre ses dons ou ses consolations. Mainte fois il fut témoin de sa douleur et de ses larmes, alors qu'elle ne pouvait que consoler et donner de l'espoir. Un jour, il se hasarda à lui offrir sa bourse bien garnie qu'elle accepta avec joie et empressement.
Dès lors elle ne mit plus de bornes à sa charité, et le chevalier ne se lassa pas de donner. Gertrude cependant, malgré tous les efforts que fit le chevalier pour l'en empêcher, entra définitivement au couvent, lorsqu'elle eut atteint sa dix-huitième année; elle y mena une vie pieuse et calme qu'elle partagea entre la prière et son penchant invariable pour la bienfaisance. Elle pouvait donner un libre cours à ce sentiment; celui qui l'adorait lui envoyait, tous les jours au couvent, les moyens d'y satisfaire.
Les années s'enfuirent, mais la passion du chevalier demeura invincible. Il avait à la longue sacrifié à ces libéralités sa fortune entière, et il prévoyait, avec la douleur la plus vraie, le temps où, faute de pouvoir encore fournir des offrandes, il ne s'attirerait plus un sourire doux et reconnaissant. Ayant tout donné, il prit congé de Gertrude sous le prétexte d'un voyage, mais en réalité avec la ferme résolution de refaire sa fortune par tous les moyens possibles. Couvant toute sorte de projets sinistres, il rôdait la nuit dans des sentiers impraticables, à travers des marais et des buissons d'épines. Et à minuit, dans une bruyère déserte, s'approcha de lui un homme à mine suspecte et étrange qui l'accosta d'une voix horriblement enrouée: „Qu'avez-vous, Monsieur le Chevalier, qu'est-ce qui vous pousse à cette heure indue dans ces lieux sauvages? Confiez-vous à moi, qui en ai secouru plus d'un de mes conseils, et mieux encore de mes actions. Vous faut-il de l'argent? Dites un mot, dès que nous serons d'accord, je vous tire d'embarras; quelle que soit la somme que vous exigiez, vous l'aurez; d'immenses trésors sont à ma disposition. Je vous octroierai tout ce que vous pourrez dépenser pendant sept ans, vous ne trouverez jamais votre caisse vide. Moi, au contraire, je n'exigerai qu'une bagatelle, quoique mon assistance vaille bien une récompense. Voici un parchemin, un contrat y est déjà tracé; veuillez-le lire à la clarté de ce feu follet. D'après nos conventions, vous ne vous rendez à moi qu'après sept longues années; il faut toutefois, que pour la forme vous les soussigniez de votre sang; une seule goutte suffit. Si cela vous arrange, nous mettrons tout en règle, et dans sept ans, à dater de ce jour, et à la même heure, vous vous retrouverez ici.
Le chevalier fasciné, aveuglé, accepta et souscrivit; puis il s'enfuit à bride abattue; arrivé chez lui, il trouva dans ses coffres, de l'argent plus qu'il ne lui en fallait. Dès lors il recommença à expédier ses trésors au couvent, tandis que lui-même, au milieu de ses richesses, se laissait manquer du nécessaire; car il n'y avait pour lui en ce monde d'autres joies, d'autre bonheur que de plaire à Gertrude, et de recevoir d'elle un simple regard de reconnaissance.
Sur ces entrefaites, les sept années s'écoulèrent, et le chevalier vit approcher avec angoisse le jour fatal qui devait le priver à jamais de la vue de celle qu'il adorait. Désespéré il allait entreprendre le chemin pénible de la bruyère, mais il voulait auparavant, sous le prétexte d'un second voyage dire un dernier adieu à Gertrude, puis descendre aux enfers. A cet instant suprême, elle le pria de boire en l'honneur de St. Jean, son patron; à son amour à elle et à sa pieuse mémoire; cela devait le préserver de tout danger. Il accepta le breuvage, et il lui sembla, en vidant la coupe, que jamais cordial ne lui avait autant réjoui le cœur. Cependant, lorsqu'il eut dit adieu à sa bien-aimée, et qu'il chevaucha sur la bruyère déserte, la nuit avec ses horreurs descendit dans son âme, et ce fut en frémissant qu'il arriva à l'endroit désigné. Le terrible inconnu l'y attendait déjà; mais dès qu'il aperçut le chevalier, il recula d'effroi, poussa des hurlements épouvantables, et s'écria en déchirant le contrat: malheur à moi, je n'ai aucun pouvoir sur vous; en croupe derrière vous, je vois Sainte Gertrude à l'amour de qui vous avez vidé la dernière coupe.
A ces mots le génie malfaisant disparut, laissant après lui un nuage livide de vapeurs sulfureuses.
Le chevalier était délivré, l'amour de Gertrude l'avait sanctifié. Il trouva encore dans sa demeure de grands trésors, qu'il employa, suivant les vœux de Gertrude à une fondation pieuse; et, afin d'être à l'avenir digne des faveurs du ciel, il entra dans un couvent, et voua le restant de sa vie au service du Seigneur.